L’Europe que nous voulons, au risque de la démocratie (2/2)
Pour ma part, j’ignore s’il existe un sens de l’Histoire ni, s’il existe, en quoi il consiste et dans quelle direction il est supposé nous entraîner:
L’Histoire est-elle gouvernée par une Raison universelle, qui va en s’incarnant dans les événements et dans les hommes (souvent même à l’insu de ces derniers), en progressant vers la réalisation d’un Idéal (le règne de la liberté), tout en se jouant des conflits et des passions humaines?Pour ma part, j’incline à penser plutôt du côté de chez Marx. Or, nous dit-il:
Pour saisir le sens de l’Histoire, il faut partir des conditions matérielles dans lesquelles les hommes ont à vivre concrètement, ainsi que des rapports de force qui structurent la société. La prise de conscience de ces éléments aliénants est la condition indispensable pour pouvoir procéder ensuite à une transformation de la société, en vue d'un progrès pour tous: celui de la liberté et de justice. Pour Marx, ce sont les hommes qui font l'histoire. La conscience qu'ils ont d'eux-mêmes est déterminée par le type d'organisation des rapports sociaux. Dans toutes les sociétés, en effet, il existe un ordre établi, qui assigne à chaque individu son rang, sa place (esclave ou homme libre, brahmane ou intouchable, aristocrate ou paysan, homme ou femme...). L'ordre social, consacré par la tradition, par les autorités politiques et les autorités religieuses, finit par être considéré comme "naturel", , alors qu'il n'est bien entendu que pure institution humaine. Il n'empêche qu'il est intériorisé par la conscience, laquelle appréhende le monde à travers le filtre déformant et aliénant de l'idéologie dominante. De ce point de vue, les révolutions dans l'histoire, en renversant l'ordre ancien pour instituer un ordre nouveau, tendent à montrer que les hommes sont les acteurs de leur histoire, et qu'ils peuvent se libérer des chaînes dans lesquelles ils étaient maintenus. La liberté suppose que la conscience s'éveille à elle-même et au monde, qu'elle commence par identifer les formes de l'aliénation afin de pouvoir s'en s'affranchir.S'agissant de l'Europe, qui décide du "sens de l'Histoire"? Les experts de la technocratie ou les citoyens des nations européennes ?
« Encore une fois, nous dira-t-on, vous refusez aux peuples la possibilité de choisir. Il faudrait tout accepter ou tout refuser, ce serait l'Europe ou le chaos. Eh bien, non! Les Français peuvent décider et imposer souverainement leur préférence. Car il n'y a pas qu'une seule Europe possible. L'Union n'est pas une obligation. Elle laisse les nations libres.».
A quelles conditions pourrait-on construire une Europe démocratique et prospère, une Europe des nations libres de décider et de prendre leur destin en mains? La question appelle une réponse simple en apparence: la liberté appelle la liberté. Car il faut d’abord la supposer comme possible pour la faire advenir ensuite dans la réalité concrète, effective des institutions démocratiques. Or, l’Histoire (encore elle !) nous enseigne que l’occasion a été donnée au peuple français de décider et d’imposer sa souveraine préférence. C’était en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Au terme de vifs débats partout dans le pays, et avec un taux record de participation aux élections, le peuple Français a fait connaître sa décision. Un « non » retentissant. Et puis, d’autres peuples d’Europe ont également osé dire « non » à l’Europe qu’on leur proposait. Non que la voix du peuple hollandais ou que celle du peuple irlandais ait moins d’importance que celle du peuple français. Mais s'agissant de la France et de l’Allemagne, de deux nations qui se sont, dans le passé, si cruellement affrontées et qui, aujourd’hui encore, constituent le cœur de l’Europe, il eût été assez avisé de se demander en haut lieu pourquoi le peuple français avait dit non à ce traité constitutionnel européen. Un non qui aurait dû rester sans appel et sans recours possible, conformément aux principes fondateurs de la démocratie. De même, qu’il aurait été avisé de s’interroger comment on allait pouvoir continuer à construire l’Europe, mais cette fois avec le consentement des peuples…
Dès lors, comment s'étonner que le peuple français se détourne de l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui?
Quelle urgence plus urgente et plus prioritaire et plus souveraine que l’expression de la volonté des peuples fut invoquée, par ceux qui savaient mieux que les peuples ce que les peuples avaient vraiment voulu dire? L’Histoire aura-t-elle gardé en mémoire les principes ayant servi à légitimer une souveraineté obscure placée au-delà de la souveraineté manifeste des nations? L’Histoire sans doute retiendra que le traité de Lisbonne– en vérité, un traité simplifié qui ne nécessitait pas de passer par un référendum - fut ratifié deux années plus tard, par les représentants du peuple français. Mais sans l’accord du peuple français. Une constitution donc, mais non ratifiée par le peuple en qui réside la souveraineté? Ce jour-là, il me semble que l’Europe a raté une occasion historique de se construire démocratiquement, c’est-à-dire politiquement.
Ce déni pur et simple de démocratie pousse la plupart des citoyens à se détourner de l’Europe, laquelle prétend se construire pour eux mais sans eux et qui, objectivement, fait le jeu des partis extrêmes. Si les parlementaires peuvent décider en lieu et place des citoyens, de deux choses l’une : ou bien le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui, et il est alors nécessaire que d’autres (plus clairvoyants, plus compétents) décident à sa place ; ou bien, c’est dans le peuple que réside la souveraineté dans une démocratie (son verdict est alors sans appel), et les hommes qui prétendent substituer leurs diktats à l’expression du suffrage universel ne sont alors que des imposteurs.
Bien sûr, la crise économique ébranle la construction européenne. Mais je soutiens que ce déni de démocratie la mine plus gravement encore, car elle affecte la confiance que les peuples devraient pouvoir placer dans leurs représentants et dans leurs gouvernants. Ce déni de démocratie demeure semblable à une tache indélébile sur le front de l’Europe et que les années n’effacent pas, ni non plus les promesses de la prospérité et de l’économie marchande. La colère gronde et le fascisme gagne du terrain aux quatre coins du continent. Est-il encore temps de poser et de chercher à résoudre la question par laquelle il aurait été souhaitable de commencer : vers quel destin commun les peuples d’Europe veulent-ils aller, et selon quelles modalités politiques? Une fédération des Etats d’Europe peut-elle se concevoir ?
Lors des prochaines élections européennes auxquelles on m'exhorte à participer, je voterai blanc. Résolument blanc. Je suis pacifiste, et je ne veux pas de nouveau faire la guerre contre les Allemands, ni revenir au franc, au zloty et au mark, ni au Maréchal Pétain ni à la barbarie. En revanche, je n’imagine pas de cautionner une institution qui a si bien montré qu’elle pouvait se passer de l’avis des électeurs.
Le blanc dit-on, n’est pas une couleur. Et de fait, il ne se confond ni avec le rose ni avec le bleu, pas plus qu’avec l’orange, le vert, le rouge, le brun ou le noir. Et c’est heureux ! Le vote blanc est l’expression d’un non discipliné, conscient de sa force comme de sa faiblesse, respectueux des institutions sans en être la dupe pour autant. Il s'impose dans le jeu duquel on prétend l'exclure (la libre expression d’une voix dans le jeu démocratique) et refuse celui dans lequel on voudrait l’enfermer (l'abstentionnisme, soit une coupable complicité par défaut). Le vote blanc est, avant tout, l’expression d’une opiniâtre résistance.
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