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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

11 Apr

Le divertissement au temps du coronavirus

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #Pascal., #Conscience, #ETHIQUE, #SAGESSE, #liberte, #Coronavirus, #Classiques Philo, #METAPHYSIQUE, #Souci de soi

Le divertissement au temps du coronavirus

L’horloge du monde arrêtée

Pleines, les maisons où se terrent les habitants affolés. Désertes, les rues où se hâtent des passants, tels des ombres sur la terre. Fermées, les vitrines des magasins où rien ne s’y vend d’essentiel pour la vie. Disparus, les cris des enfants dans les cours des écoles. Cloués au sol, les automobiles rutilantes, vrombissantes, et les avions striant le ciel de longues traînées blanches. Et, sous la fallacieuse beauté du printemps, à l’ombre des cerisiers en fleurs, la mort rôde, la faux à la main, un sourire mauvais au coin des lèvres en regardant les hommes tomber comme les feuilles en automne.

 

La pandémie de coronavirus jette le monde entier dans le désarroi. La présence sournoise, mais bien réelle, de la mort fauchant des milliers de nos concitoyens est un fait majeur, naturel et tragique, qui nous effraie.  Qui nous sidère également, car il brise bon nombre de nos croyances, tant sur le plan individuel que collectif (sur lesquelles je reviendrai dans mon prochain article : Le coronavirus une tragédie pour les vivants, mais une chance pour l’humanité ?). À cela s'ajoute le confinement général marquant l'arrêt brutal du cours ordinaire de nos vies, nous assujettissant de la sorte à un temps suspendu qui fausse les repères de notre calendrier. Cela est certain et indéniable.

 

Mais il y encore un autre fait, moins évident : dans la presse écrite, sur les chaînes de radios, sur les plateaux de télévision, on ne cesse d'évoquer à longueur de temps les effets délétères du confinement sur le moral des populations. La question semble légitime. Pourtant, les magasins restent approvisionnés et permettent ainsi de pourvoir à nos besoins essentiels. Pourtant, les réseaux sociaux, via Internet, nous permettent de rester informés et d’entrer en communication avec nos proches, même s’ils vivent à l’autre bout du pays. Heureusement, il se trouve des gens qui, à l'inverse, regardent cette période de confinement comme une opportunité excellente pour échapper à l'étreinte du monde du travail et pour se consacrer à soi, aux autres, à ce qui nous paraît essentiel dans l'existence - le souci de la mort y compris. Alors, on est en droit de se poser cette question : pourquoi cette difficulté, voire cette incapacité, à accepter cette situation de confinement, au point que certains n'hésitent pas à en braver ouvertement les règles ? La fréquentation exponentielle des réseaux sociaux, des sites web, des chaînes de télévision offrant toutes sortes de divertissements prouve, s'il en était besoin, de l'abondance de biens marchands et culturels dont nous continuons à disposer et à jouir.

 

N'est-ce pas que le coronavirus contraint la plupart des hommes à devoir faire face à cela même qu’ils cherchent à éviter tout au long de leur existence, à savoir le tête-à-tête avec soi-même, le regard dans la glace  dans l’intimité et la solitude ?

 

Le divertissement selon Pascal

 

Pascal est l’un des grands penseurs du tragique ; il dépeint avec force ce que justement nous ne voulons surtout pas voir, et c’est en quoi il est salutaire. Il convient ici de rappeler que le projet ultime des Pensées est de nous convaincre de croire en Dieu pour gagner notre salut. Pascal n’eut pas le temps d’achever cette œuvre, mais son intention était claire : rédiger une apologie de la religion chrétienne pour convaincre les athées et les libertins d’embrasser la religion. Quoiqu’il en soit, pour moi qui suis athée, je ne me lasse pas de trouver dans son livre des propos d’une vérité et d’une justesse saisissantes ! « Pascal, mon maître d’incroyance » comme plaît à dire André Comte-Sponville. 

 

D’où vient que les hommes ont tant de peine à supporter le confinement ? L’analyse conduite par Pascal, fin psychologue autant que grand métaphysicien, nous éclaire à ce sujet :

 

" Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou assiéger une place... On ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près [1]".

 

De là aussi vient que les hommes se jettent avec frénésie dans mille et une activités à seule fin de se détourner de leur condition de mortels. Pascal nomme divertissement cette stratégie d'évitement et de perpétuelle fuite en avant .

 

« De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court ; on n’en voudrait pas s’il nous était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible… [2]».

 

Et plus loin, Pascal ajoute : « Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos : il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble [3] ». Peu importe, en effet, que les activités auxquelles ils s’adonnent soient sages ou insensées, utiles ou futiles, constructives ou violentes, qu'elles contribuent au bonheur ou au malheur des autres, pourvu qu’elles les détournent de penser à l’essentiel : à savoir qu’ils sont faibles, voués à mourir, et misérables tant qu’ils mènent une vie loin de Dieu. Le terme de divertissement renvoie, étymologiquement, à une action de diversion, de détournement de l'attention. Ce n'est pas la qualité intrinsèque de l'objet qui importe, mais bien plutôt sa fonction, laquelle consiste en vérité à divertir, à détourner notre esprit de ce qui est essentiel. De cet essentiel qui nous blesse. Là est la force du divertissement.

 

Mais cette force n’est-elle pas que pure apparence ? Le divertissement pourrait-il changer quoique que ce soit à l’ordre des choses, au tragique de notre condition et à infini de l’univers qui nous engloutit ? Non, bien sûr : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de penser à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort [4] ». Là est la faiblesse du divertissement.

 

Dans cet échange dialectique entre la vérité et l’illusion, entre la grandeur et la misère, l’infiniment grand et l’infiniment petit, comment les hommes peuvent-il trouver une voie ? Telle est la question posée. Et, par ailleurs, faut-il les blâmer de perdre l’essentiel de leur vie en de si futiles occupations ? Un moraliste ne s’en priverait pas. Mais il ferait fausse route, car il manquerait l’essentiel nous avertit Pascal : « Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce que les hommes cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchaient que comme un divertissement. Mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses devait les rendre inévitablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité ; de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent pas la véritable nature de l’homme [5] ».

 

« Vanité des vanités, tout est vanité [6]». La conscience fait toute la différence entre ceux qui, sans être dupes, s’adonnent au divertissement en le prenant pour ce qu’il est, et ceux qui, succombant à l’illusion, croient y trouver le bonheur, voire la béatitude. On pourrait objecter que l'opposition est trop abrupte, qu'il existe des gens assez malins pour faire semblant d'être dupes sans l'être le moins du monde ! Il est facile de répondre qu'on ne peut servir deux maîtres à la fois : entre le souci de son âme et les vanités de ce monde, il faut choisir.

 

Pensée fait la grandeur de l’homme

 

Le mal est-il sans remède ? Non, bien sûr, sans quoi la religion et la philosophie ne seraient d’aucun secours.

 

En dépit de sa faiblesse et de sa misère, l’homme possède la faculté de penser : « La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable [7] ». De fait, quand l’homme ouvre les yeux sur lui-même, c’est pour découvrir à quel point il est misérable. D’un côté, il y a l’univers froid et immense, fait de matière et de silence ; les choses y demeurent égales à elles-mêmes, soumises à des lois rigoureuses et immuables, plongées dans l’inconscience d’elles-mêmes. De l’autre, il y a l’homme, créature chétive et insignifiante, si vulnérable qu’un rien peut la détruire. Et qui sait qu’il doit mourir un jour.

 

Mais là est le paradoxe : en instaurant un écart, une distance entre l’univers et l'homme, la conscience constitue pour ce dernier une privilège : celui de penser, de s’interroger, de s’étonner, de douter. Certes, cette prise de conscience ne va pas sans ambivalence, puisqu'elle elle lui fait voir à la fois le tragique de sa condition (sur le plan physique) et la grandeur de son être (sur le plan moral). Oui, il faut être grand pour se savoir misérable, pour renoncer à tout orgueil et accepter sa petitesse face à l’univers infini. Grâce à la conscience, l’homme cesse d’être une chose parmi les choses, un vivant parmi les vivants, car la conscience, en redoublant le réel, lui permet de s’en abstraire, lui ouvrant ainsi des perspectives qui restent fermées aux autres êtres de la nature. Par elle, il peut penser et décider de sa vie.

 

« L’homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien[8] ». Une goutte d’eau, un bulle d’air, un virus invisible suffit à tuer un homme. Certes, la conscience ne saurait empêcher le réel de s’accomplir, surtout quand la nature lui oppose des forces colossales, telles qu’une éruption volcanique, une pandémie, un tremblement de terre ; mais elle permet à tout le moins de le regarder en face et, a fortiori, de lui faire face, de le tenir à distance et, parfois même, de le tenir en échec. Les croyants choisissent la voie de la transcendance, se soumettant à une logique de foi et d’obéissance : c’est le cas pour Pascal, pour qui l’essentiel est en Dieu, car lui seul peut accorder la grâce et le salut. Les athées, quant à eux, optent pour la voie de l’immanence : considérant que la nature obéit à des lois physiques, à des causes matérielles, les hommes s’ingénient, dans une logique prométhéenne, à vouloir en percer les mystères, grâce au pouvoir de la science et de la technique. Mais quelle que soit la voie choisie (il n’y a d’ailleurs pas d’exclusive : pour preuve, Pascal, Descartes, Leibniz étaient inséparablement de grands savants, de grands philosophes et de fervents croyants), du point de vue de la conscience, le monde cesse d’être simplement le monde, à savoir une réalité donnée, finie, close, évidente : il devient un objet, pour la pensée et pour l’action.

 

« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. Ce n’est point de l’espace que je dois rechercher ma dignité, mais du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres ; par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends [9]». C’est par la morale que l’homme conquiert sa dignité, sa valeur et qu’il s’élève au-dessus de la nature. Car la dignité consiste à faire usage de sa pensée, de sa raison, et de son libre-arbitre, afin de guider sa vie, de faire des choix moraux envers lui-même et envers ses semblables, en quête du sens des choses, de la connaissance, de la sagesse, de la vertu ; mais aussi et, surtout, dans cet effort pour agir conformément à une certaine idée de l’homme (altruisme, compassion, bonté, solidarité, vérité, justice...). La morale nous dit où est le bien et le mal, et le christianisme nous enjoint d’aimer Dieu et de nous soumettre à sa volonté. Mais même si l’on ne se reconnaît pas dans cette morale chrétienne, il est aisé cependant de comprendre que nos richesses intérieures valent plus que toutes nos possessions matérielles, car c’est par elles seules que nous constituons notre humanité. Au fond, n'est-ce pas ce message universel que l'on retrouve par exemple dans certaines chansons populaires telles que " La chanson pour l'auvergnat " de Georges Brassens " La vie Théodore " ou encore " Foule sentimentale " d'Alain Souchon ?

 

Préserver notre liberté intérieure

 

Cette période de confinement offre une excellente occasion, peut-être, de lire ou de relire Épictète, Épicure ou Marc-Aurèle, plutôt que de nous apitoyer sur notre sort.

 

C'est aussi cela être philosophe : " Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les événements, mais l’idée qu’ils se font des événements. [10] ". Ainsi, toute chose de ce monde est pareille à un vase à deux anses, dont l'une serait fêlée, et l'autre robuste. En saisissant la première, nous formons des représentations fausses et n'avons pas de prise efficace sur le réel. Avec la seconde, nous expérimentons la maîtrise de notre jugement et de nos représentations et, ainsi, nous acquérons une forme de liberté intérieure et une puissance d'action. En restreignant notre liberté physique dans le monde extérieur, le confinement ne nous offre-t-il pas justement une opportunité unique pour explorer et accroître notre liberté intérieure ?

 

Le souci de soi

 

En ce sens, l’épisode de pandémie qui frappe le monde fait figure d’épreuve cruciale. On ne cesse de nous rebattre les oreilles avec les effets délétères du confinement sur le moral des populations. On se garde bien d'expliquer à celles-ci, sans doute par crainte de déstabiliser le modèle consumériste de nos sociétés, que la rencontre avec soi-même, même si elle est imposée par les circonstances extérieures, constitue une occasion de se retrouver dans l’intimité de sa conscience et de la solitude, de s’interroger sur soi-même et sur le sens que chacun entend donner à son existence. Car, qu’on le veuille ou non, le monde est entrain de muer, sur le plan social, économique, écologique, politique (mais j’aborderai ces aspects dans mon prochain article : Le coronavirus une tragédie pour les vivants, mais une chance pour l’humanité ?). En attendant, il est manifeste que ce souci de soi, cher à certains philosophes, de Socrate à Pierre Hadot en passant par Marc-Aurèle, Épictète, Épicure ou Michel Foucault), s’invite dans nos vies confinées. Ce travail que je fais m’intéresse-t-il vraiment ? Mon mariage est-il une réussite ou une échec ? Cette vie que je mène, est-ce vraiment celle dont je rêve, celle qui me correspond le mieux ? Quels sont les rêves et les projets qui me tiennent à cœur et qu’il m’importe de réaliser avant de mourir ? D'où me viennent mes convictions sociales, religieuses, politiques, et comment est-ce que je sais si elles sont vraies ou fausses ? Qui suis-je ? Faut-il redouter la mort ? Dieu existe-t-il ?

 

Entre le vertige de l’interrogation et le frisson exaltant d’une pensée qui redécouvre sa propre puissance, voici des questions qui méritent d’être examinées afin de mieux saisir le sens de notre existence sur terre.

 

 

[1] Blaise Pascal, Pensées, 1660, fragment n°139 (édition Brunschvicg)

[2] Blaise Pascal, Pensées, fragment n°139 (édition Brunschvicg).

[3] Ibidem.

[4] Blaise Pascal, Pensées, fragment n°171 (édition Brunschvicg).

[5] Ibidem

[6] La Bible, livre de l’Ecclésiaste, 1:2

[7] Blaise Pascal, Pensées, n°347-348 (édition Brunschvicg).

[8] Pascal, Pensées, fragment 347, (édition Brunschvicg).

[9] Pascal, Pensées, fragment 348, (édition Brunschvicg).

[10] Epictète, Manuel, (environ 50 /130 après. JC)

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