Lettre ouverte à Madame Najat Vallaud-Belkacem sur la réforme du collège.
Madame la Ministre,
J’ai conscience de l’importance et de la complexité de la mission qui vous incombe et qui vous honore : refonder l’Ecole de la République. Je respecte la sincérité de vos convictions ainsi que la détermination de votre engagement. Je n’ai pas non plus oublié vos interventions à l’Assemblée nationale lorsque, secrétaire d’Etat à la condition féminine, vous animiez des débats de haute volée et défendiez des lois en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais aujourd’hui, je me sens profondément meurtri par l’état de tension extrême dans lequel se trouve notre Ecole. De partout, montent des clameurs, des critiques et des plaintes, de la part des enseignants et des cadres de l’Education nationale. Force est de constater que cette réforme du collège, au lieu de renforcer le pacte républicain, ne fait que l’éroder chaque jour un peu plus.
C’est pourquoi, Madame la Ministre, en ma triple qualité de professeur, de père et de citoyen, je vous conjure de suspendre sans délai cette réforme et de renouer le dialogue avec les enseignants. Car on ne peut rien bâtir de solide ni de durable dans l’urgence. On ne peut rien construire de positif ni de serein dans le conflit. L’avenir de l’Ecole de la République est une cause commune qui mérite qu’on se batte pour la faire avancer. S’il faut réformer l’Ecole – et c’est assurément une absolue priorité ! -, alors réformons-la ensemble ! Réformons l’Ecole avec les enseignants, et non pas contre eux.
Il me semble opportun, voire indispensable, de reconsidérer en priorité trois points décisifs: l’esprit de la réforme, le contenu et l’organisation des enseignements et, enfin, la façon de convaincre et de fédérer les enseignants.
1. L’esprit de la réforme.
La réforme que vous portez, Madame la Ministre, est fortement marquée par la pensée socioconstructiviste. Celle-ci entend « placer l’élève au centre du système éducatif », le rendre « acteur de ses apprentissages », développer en lui sa capacité d’« apprendre à apprendre », par opposition à la pédagogie dite « traditionnelle » qui se fonde principalement sur la transmission du savoir par un maître. Je ne veux pas ici discuter du bien-fondé de cet engouement pour les pédagogies dites « actives ». Ce n’est ni le lieu ni le but de mon propos.
Toutefois, je me permets de faire à ce sujet deux remarques. L’une concerne la forme, et l’autre le fond. Tout d’abord, sur la forme, j’affirme qu’il n’est pas raison que quelques experts du ministère (dont certains n’enseignent plus depuis des décennies, voire n’ont jamais enseigné dans le secondaire) imposent leurs vues, en matière de pédagogie, de façon arbitraire et autoritaire, à des milliers d’enseignants qui travaillent au contact des élèves, jour après jour, année après année. Ensuite, sur le fond, cette opposition frontale me paraît assez caricaturale. Après tout, il se peut bien que « la vérité de la pédagogie» ne se situe ni dans un camp, ni dans l’autre. Je ne dis pas que ce débat est inutile, car le débat n’est jamais vain dans une démocratie. En revanche, je soutiens que le débat doit avoir lieu au grand jour, sur la place publique, selon des règles claires, et à égalité entre les parties concernées.
L’essentiel, selon moi, est ailleurs, à savoir dans le respect inconditionnel de la liberté pédagogique de l’enseignant. Cette dernière n’est pas un privilège exorbitant qui lui serait indûment concédé ; elle est la condition indispensable qui lui permet d’exercer son métier avec intelligence et probité. Certes, l’enseignant est supposé se tenir informé des découvertes scientifiques susceptibles de faire évoluer son métier. Mais, en tout état de cause, et en dernier ressort, c’est à l’enseignant seul qu’il appartient de décider quelle forme et quel contenu il entend donner à l’innovation pédagogique. Il suffit que l’institution lui en reconnaisse le droit et lui en donne les moyens.
En outre, il ne faut jamais perdre de vue que l’autorité du maître est structurante pour l’élève. Car le magister n’est pas le dominus : quand le premier forme l’esprit de l’élève en lui transmettant son savoir, le second impose à l’esclave la logique de sa volonté inflexible et de son intérêt propre. Or, le statut officiel que lui confère l’institution scolaire compte, en vérité, assez peu dans la véritable autorité du maître. Celle-ci procède bien davantage de l’étendue et de l’excellence de son savoir, ainsi que de ses qualités personnelles: la générosité, la bienveillance, la sévérité, la rigueur, la justice, l’écoute, l’attention, le sens du dialogue… C’est cela que l’élève attend d’un enseignant. Parce qu’il est encore inexpérimenté et immature, l’élève regarde l’enseignant comme une personne de référence, un adulte en qui il peut placer sa confiance et auquel il peut s’identifier comme à un modèle d’humanité. J’ajouterais que c’est aussi cela que les parents attendent de l’institution scolaire : d’abord la sécurité physique des enfants ; ensuite, le respect de leur intégrité morale ; enfin, une instruction réfléchie, structurée et profitable.
Pour ma part, ayant exercé le métier de professeur de philosophie durant vingt-cinq années, je ne connais que trop bien les vertus du débat réglé avec une classe, la pratique du doute, la stimulation par la recherche et l’interrogation. En cela, Socrate reste pour nous un maître et un modèle d’éducation. En pratiquant son art de la maïeutique (l’art de faire accoucher les esprits), il démontre avec un talent et une force incomparables que la vérité commence non pas à un, mais à deux. C’est dans et par le dialogue que s’engendre la vérité. La transmission du savoir, paradoxalement, n’exclut pas la pratique du doute ni le goût pour la recherche.
2. Le contenu et l’organisation des enseignements.
Dans le droit fil de mes affirmations précédentes, il apparaît que la transmission est, avec le dialogue, le principal ressort de l’instruction, la pierre angulaire de la construction de l’élève et de l’acquisition des savoirs disciplinaires. C’est pourquoi je ne crois pas que l’interdisciplinarité constitue nécessairement, dès le collège, une avancée sur le plan pédagogique. Le maître est à la fois l’héritier et le vecteur, le gardien et le continuateur des savoirs qui se sont constitués au fil des siècles, grâce au travail et au génie des plus grands esprits. C’est pourquoi je soutiens qu’il n’est pas raisonnable de faire croire à l’élève qu’il pourrait, avec ses seules forces, découvrir ces vérités et ces connaissances. Comment pourrait-il prendre suffisamment de recul par rapport à des disciplines, quand il commence à peine à en entrevoir la richesse et la complexité ? Comment pourrait-il établir des recoupements savants et se hisser jusqu’aux sommets du savoir, à l’heure de ses premiers balbutiements ?
Il ne vous aura pas échappé, Madame la Ministre, que je fais ici l’éloge de la culture humaniste classique. Elle n'est nullement obsolète, ni de près ni de loin, et pas davantage en opposition avec les évolutions de notre temps. Cette culture humaniste que je porte en moi n’est pas la survivance d’un passé révolu à jamais, que les mutations du temps et les révolutions technologiques condamneraient à une lente et inexorable disparition. Nous le savons tous, la culture humaniste nous vient essentiellement d’Athènes, de Rome, de Jérusalem, ainsi que d’autres cultures. Elle a posé les cadres de pensée qui sont encore les nôtres: les mathématiques, la médecine, l’art, la logique, l’astronomie, la rhétorique, la physique, le droit romain, l’histoire, la philosophie, la géographie, la littérature, la sculpture, la politique… Elle a, de ce fait, façonné notre identité culturelle et, de plus, elle a proposé au monde entier un modèle universaliste qui place l’homme au centre de toutes choses, affranchi de toutes les formes de l’obscurantisme : les décrets du destin, l’arbitraire du pouvoir politique, les dogmes des théologiens…
Or, plus que jamais, il importe de libérer les hommes de toutes les formes d’obscurantisme : celui, de type religieux, qui prétend soumettre le savoir à la croyance, et la liberté des hommes à la puissance divine ; celui, de type technologique, qui usant de la pensée magique, fascine les hommes en leur présentant l’innovation technologique comme un gage de progrès humain, afin de mieux les asservir à la puissance des algorithmes et à la logique du profit mercantile. Quel sens y a-t-il, par exemple, à mettre des tablettes tactiles entre les mains des enfants dès la maternelle, quand ils n’ont pas encore appris à lire, à écrire et à compter sur des supports en papier, quand la coordination des réflexes entre le cerveau et la main ne s’est pas encore produite ni affinée dans le cadre des apprentissages scolaires? A qui cela profite-t-il vraiment ? Voilà la vraie question.
Pour ne dire qu’un mot concernant la polémique sur le prétendu élitisme des langues anciennes, je remarque que l’on se sert volontiers de l’élitisme comme argument pour disqualifier l’enseignement du latin et du grec. Il est facile de prouver que cet argument n’est guère valable. Car le latin et le grec n’ont pas, par essence, vocation à l’élitisme, pas plus que les mathématiques, et bien moins que les sciences de l’ingénieur par exemple. Pour autant, rien n’interdit de choisir telle ou telle discipline et de s’en servir à des fins de sélection. Aucune discipline n’est élitiste par nature, mais toutes peuvent le devenir par convention. Ainsi, les mathématiques, aujourd’hui, jouent le rôle sélectif qui, dans le passé, était dévolu au latin et au grec. Et dans un avenir proche, ce seront peut-être les compétences numériques qui viendront prendre la place des mathématiques dans cette course à la compétition, à la sélection, à l’élitisme. Dès lors, la conclusion me paraît évidente : au collège et au lycée, il faudrait enseigner le latin et le grec à tous les élèves, sans exception possible ni distinction aucune, afin de les aider à maîtriser le français et à s’approprier une part essentielle de leur histoire et de leur culture. J’y vois là, pour ma part, une excellente façon de dispenser un enseignement de qualité pour tous.
C’est donc bien à tort que l’on oppose l’humanisme classique et l’innovation technologique. Chaque élève devrait pouvoir apprendre, en même temps, les trésors inestimables des langues et civilisations antiques et acquérir la maîtrise du code informatique et des algorithmes. Avec les humanités classiques, il s’approprie les fondements de son identité culturelle et acquiert une meilleure pratique de sa langue. Avec l’innovation technologique, il acquiert une compréhension intellectuelle et une maîtrise raisonnée des outils numériques qui lui ouvrent les portes de l’avenir.
3. Le nécessaire débat public sur la réforme de l’Ecole.
L’instruction publique est l’affaire de la Nation tout entière ; le rôle et le devoir de l’Ecole républicaine est de l’assurer partout sur le territoire, de façon juste et efficace. Pour autant, si la légalité de la réforme que propose le ministère n’est pas contestable, la légitimité du discours des enseignants ne l’est pas moins. La question de la réforme du collège doit donc faire l’objet d’une discussion ouverte. Car le corps enseignant constitue lui aussi une force de proposition, et le fer de lance des changements qui concernent l’avenir de la jeunesse de France. Après tout, les enseignants sont, eux aussi, des experts de la pédagogie!
Le débat public me semble le seul moyen d’honorer et de faire vivre le pacte républicain. Notre pays a, plus que jamais, besoin de se retrouver dans «des valeurs communes qui soient reconnues par tous en chacun » (Albert Camus). Je veux croire que la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité sont ces valeurs qui nous unissent et, aussi, qu’il existe bien plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous divisent. Tandis que je vous écris cette lettre ouverte, Madame la Ministre, j’entends le cri des enfants dans la cour de l’école toute proche de mon domicile. Je ne sais rien de plus précieux, ni rien de plus beau, que ces visages d’enfants épanouis. Je ne sais rien de plus important, ni rien de plus grave, que cette responsabilité qui est la nôtre, et qui consiste à leur offrir une instruction de qualité et une éducation commune. La tâche devant nous est aussi immense qu’exaltante, aussi impérieuse que porteuse d’espérance.
Je n’ai pas la prétention d’apporter des solutions techniques à tous les problèmes que soulève la refondation de l’Ecole. C’est au ministère, à la communauté scolaire et à la société civile qu’il revient de les inventer. Mais je veux croire que le fil du dialogue n’est pas rompu.
Je tiens à vous assurer, Madame la Ministre, de mon respect à votre égard, ainsi que de mon attachement inébranlable à l’Ecole de la République. Je n’ose espérer l’honneur d’une réponse de votre part. Mais je vous prie de croire, Madame la Ministre, en l’expression de mes sentiments dévoués et respectueux.
Vive l’Ecole !
Vive la République !
Vive la France !
Daniel Guillon-Legeay.
Professeur agrégé de Philosophie.
PS : Cette lettre ouverte a été adressée, comme il se doit, à Madame Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l'Education nationale, à l’adresse suivante:
http://www.najat-vallaud-belkacem.com/contact/
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