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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

30 Jul

La passion des voyages (Partie 1: le voyage immobile).

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #ETHIQUE, #VOYAGES

Jonque dans la baie de Hong-Kong (Chine)

Jonque dans la baie de Hong-Kong (Chine)

1. Une étrange question.

 

« Pourquoi voyage-t-on ? ». Telle est la question que pose Michel Eltchaninoff dans son très bel article paru dans Philosophie Magazine [1]. Très curieusement, moi qui ai beaucoup voyagé, je n’ai jamais pris le temps de me poser cette question. Je veux dire par là que je me suis souvent demandé pourquoi j’aimais les voyages, pourquoi j’avais envie d’aller dans tel ou tel autre pays et, après coup, ce que j’en avais retiré positivement ou négativement. Pour autant, je n’ai jamais pris le temps ni le soin de me poser cette question comme il convient de le faire lorsque l’on se pique de philosophie, à savoir s’interroger avec méthode sur les motifs rationnels, sur les mobiles sensibles et sur les buts qui nous poussent à voyager. Or, comme le  dit très justement Michel Eltchaninoff : « Puisque philosopher, c’est s’étonner, porter un regard neuf sur le monde, le voyage en représente la condition, la conséquence naturelle ou encore la métaphore», et parce que l’occasion se présente, je voudrais tenter d’éclaircir ce rapport consubstantiel entre le voyage et la philosophie. Car s’il est exact d’affirmer que « S’interroger sur ses vacances, c’est déjà philosopher », on peut aussi soutenir la proposition inverse : « Commencer à philosopher, c’est déjà partir en voyage ». Selon moi, c’est d’autant plus vrai que j’ai toujours intuitivement ressenti la parenté profonde entre le voyage et la philosophie.
 
2. La philosophie est voyage ou elle n’est pas.
 
Aussi, avant de répondre à la question précise de savoir « Pourquoi voyage-t-on ? », je voudrais tout d’abord évoquer une certaine forme de voyage intimement liée à la philosophie, et je dirais même constitutive de l’essence de la philosophie : le voyage immobile. Car lorsque nous parlons de voyage de nos  jours, nous songeons d’abord à ce mouvement de translation dans l’espace qui conditionne la découverte d’autres contrées, la rencontre avec d’autres peuples et d’autres cultures. Mais la philosophie – la philosophie certes, mais pas seulement la philosophie : cela vaut aussi pour la littérature, le cinéma, le théâtre…- permet d’autres formes de voyages: des voyages dans le temps.
 
Pour aller à la rencontre des grands maîtres - Socrate, Platon, Epicure, Aristote, Epictète, Diogène -, rien de tel que de les imaginer conversant, disputant, débattant ensemble, là-bas, sous le beau ciel bleu d’Athènes, au bord de l’Illyssos, au pied de l’Acropole. De ce point de vue, l’imagination est ici d’un très grand secours, car elle offre l’occasion d’une première forme de décentrement. Ecouter la voix de Socrate en lisant un dialogue de Platon, c’est se baguenauder à l'ombre du Parthénon et découvrir comment des hommes avant nous, il y a deux mille six cents ans de cela, ont tenté de poser et de résoudre le problème de savoir ce qu’est le courage, l’amitié, l’amour, la mort, la justice et l’injustice, la démocratie, le désir, la tyrannie ou encore l’homosexualité... La philosophie est voyage ou elle n’est pas.
 
Ce premier dépaysement constitue une première forme de décentrement qui en appelle d’autres, et auxquels il est nécessaire de se plier si l’on veut accomplir cette conversion de l’âme sans laquelle on ne peut commencer à philosopher. Ainsi, l’évocation du « miracle grec » nous aide à comprendre d’où nous venons et qui nous sommes. Là-bas, il y a deux mille six cents ans de cela, à Athènes et dans d’autres colonies grecques situées sur le pourtour méditerranéen, s’est produit un bouleversement incroyable de la pensée qui allait changer l’histoire de l’Europe et du monde. Peu à peu, des savants, des philosophes, des penseurs en vinrent à remettre en cause des traditions fortement enracinées ainsi que toutes les formes de l’autorité, en l’occurrence celle de la religion et celle de la monarchie, pour les passer au crible de la raison. Ces  penseurs n’inventèrent pas la raison, mais ils en firent un usage inédit: ils l’instituèrent comme à la fois comme norme et comme critère de la vérité. Désormais, ne serait plus tenu pour vrai que ce qui serait examiné, compris et approuvé par la raison. Les mystères de la religion, pas plus que l’arbitraire du pouvoir royal ne résistèrent à un tel traitement. En poursuivant leurs investigations et leurs analyses critiques, ces premiers penseurs contribuèrent à l’invention de la philosophie, des sciences et de la démocratie.
 
3. Le voyage immobile.
 
Ma formation de philosophe, mon tempérament, mes amours, mes expériences du voyage me portent naturellement vers la Grèce, celle d’hier et celle d’aujourd’hui. Mais se plonger dans « A la recherche su temps perdu » de Proust ou  dans « Crime et châtiment » de Dostoïevski par exemple, c’est se hasarder et errer « dans les temps qui ne sont pas nôtres» comme dirait Pascal. Sur le plan éthique, on pourra bien y voir là comme manière de se divertir et de s’oublier. Mais sur le plan intellectuel,  on ne peut nier que ce vagabondage dans le temps constitue une merveilleuse et instructive manière de sortir de soi pour aller à la rencontre d’autrui.  Car tout lecteur et tout penseur est un « vagabond immobile » pour reprendre la très belle expression de Michel Tournier, exquis petit livre agrémenté des illustrations de Jean-Max Toubeau et que son auteur présente ainsi : « Ce petit livre est né de ces rencontres où l'immobilité du corps, à laquelle il m'obligeait, se compensait par des vagabondages de l'esprit et de la plume à travers mes souvenirs, mes réflexions et mes lectures. » (Michel Tournier, Le vagabond immobile, Gallimard, 1984 ).
 
Contrairement à ce que l'on s'imagine souvent, se cultiver ne consiste pas à emmagasiner des connaissances extérieures à nous. Comme disait Montaigne, "il vaut mieux des têtes bien faites que des têtes bien pleines". En vérité, on pourrait vouloir acquérir toutes les connaissances du monde que cela ne servirait pas à grand-chose, si nous ne disposions pas d'abord d'une capacité à les organiser, et ensuite à les mobiliser avec à propos. Mais surtout, se cultiver suppose une curiosité, un sens de l'étonnement, un goût de la recherche, une quête du sens et de la vérité. C'est en quoi la démarche qui consiste à se cultiver nous engage dans cette dynamique de décentrement, dans cette forme d’oubli provisoire de soi, dans cette ouverture à ce qui n’est pas soi-même. De même que le voyageur s’en revient chez lui comme transformé, de même le lecteur – ou le spectateur -, lorsqu’il referme le livre ou quitte la salle de cinéma, sent que quelque chose a changé en lui. Le décentrement a produit en son être une modification imperceptible qui pourra s'avérer  éphémère et superficielle ou, au contraire, durable et profonde. Et certes, dans ce voyage immobile, le corps a effectué une translation dans l’espace d’une portée relativement faible, voire quasi nulle (le déplacement jusqu’aux rayons de la bibliothèque ou jusqu’à la salle de cinéma du quartier). Mais, cependant, l’esprit s’est considérablement dilaté durant cette visite immobile rendue à des hommes et à des mondes depuis longtemps disparus.
 
Curieusement, oui très curieusement, l'art de voyager nous enseigne qu'il faut accepter le risque d'un long détour hors de soi pour se retrouver soi-même.
 
1. Michel Eltchaninoff, Les usages du monde, Philosophie Magazine n°3, juillet 2006.
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