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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

13 Feb

L'amitié selon Montaigne (1/2).

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #ETHIQUE, #Montaigne, #La Boétie, #Amitié, #iPhilo, #Autrui

Statue de Michel de Montaigne, rue des Ecoles (face à la Sorbonne), Paris.

Statue de Michel de Montaigne, rue des Ecoles (face à la Sorbonne), Paris.

 

PARTIE 1/2.

 

Texte de Montaigne.

 

« Au  demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi.

 

Au-delà de mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, il y a je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire: je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser.

 

Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. ». (Montaigne, Essais, livre 1, chapitre 28).

 

Savons-nous bien pourquoi nous avons des amis et pourquoi nous les aimons?

 

La question peut sembler incongrue et, de plus, assez vaine. L’important dans la vie n’est-il pas précisément d’avoir des amis? Alors, que nous importe de savoir pourquoi! Je suis d’accord avec la première objection, mais non avec la seconde. Certes, l’important est bien de vivre... et de vivre bien. Or, que peuvent tous les discours et tous les raisonnements contre la force de la vie, contre le cours du monde ? Peut-être pas grand-chose en effet.

 

Mais, inversement, le cours de la vie n’est jamais si simple ni évident que l’on puisse se dispenser de philosopher - ou si le mot effraie - de réfléchir par soi-même. Il se pourrait bien, au contraire, que la réflexion puisse nous aider à mieux comprendre ce que nous vivons et, peut-être même, à le vivre mieux. C’est précisément ce que nous rappelle sans cesse le mot même de philosophie comme amour de la connaissance et de la sagesse et, partant, comme quête d’un art de vivre éclairé par la réflexion.

 

C’est pourquoi ma question initiale demeure : savons-nous pourquoi nous avons des amis et pourquoi nous les aimons? D’abord, il y a la question de fond: qu’est-ce que l’amitié ? Ensuite, il y a la question plus circonstancielle que pose l’émergence des réseaux sociaux;  désormais chacun peut se prévaloir d’avoir des centaines d’« amis». Des amis que l’on n’a jamais rencontrés et que l’on ne rencontrera sans doute jamais, qu’on ne prendra jamais dans ses bras et qui ne franchiront heureusement jamais le seuil de la maison. Comment pourraient-ils entrer dans notre intimité? Or, un ami, c’est quelque chose d’intime et de précieux, et donc de rare. Comment pourrait-on dresser un compte ouvert d’amis? Cette logique de thésaurisation n’est-elle pas, justement, à l’opposé de celle qui unit les véritables amis?

 

Le premier mars 1580, Montaigne décide de se retirer des affaires publiques, dans son château périgourdin, pour entreprendre d’écrire ses Essais. Et très vite, il rencontre le souvenir de la « singulière et fraternelle amitié » qu’il a eu le bonheur – et en même temps le malheur - de partager avec Etienne de la Boétie. Aussi, lorsque Montaigne se pose la question à lui-même, qu’il tente d’expliquer pourquoi il a tant aimé son ami et pourquoi, dix-sept ans après la mort de ce dernier, sa vie reste toute entière marquée par le chagrin, il fait cette réponse étonnante: « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ».

 

Cette phrase a fait le tour du monde. Et fort curieusement, elle a souvent été comprise et reprise, moins pour ce qu'elle est (l'hommage à un ami) que pour ce qu'elle n'est pas (une déclaration d’amour). Aujourd’hui encore, il n’est pas rare qu’elle s’exhale dans le propos des amants comblés. Aimable contresens en vérité, puisque dans le texte où se trouve insérée cette phrase, Montaigne ne parle précisément pas de l’amour… mais de l’amitié. A moins que n’existe, entre l’amour et l’amitié, une curieuse et troublante proximité… Comme le suggère d’ailleurs la proximité sémantique entre les deux mots.

 

Mais le texte est resté célèbre, et je crois en deviner l'une des raisons possibles. Avant et après Montaigne, d’autres philosophes ont rédigé de magnifiques traités sur l’amitié. Mais Montaigne ne cherche pas, ici, à rédiger un traité purement théorique sur l’amitié. Bien plutôt, Montaigne puise dans son expérience vécue, dans ses souvenirs personnels, qu’il réutilise ensuite comme autant de matériaux à partir desquels il peut philosopher. Avec, de surcroît, une liberté de ton et une sincérité tout à fait étonnantes. Dans ce texte, le cœur y a sa place, non moins que la raison.

 

Pour autant, Montaigne ne pense pas que toutes les amitiés puissent se comparer. Toutes ne sont pas formées sur le même patron. D’emblée, il établit une distinction entre les amitiés communes et l’amitié véritable. Les unes paraissent aisément s’accommoder de la marque du pluriel, tandis que l’autre n’admet que la marque du singulier. Mais à quoi tient la différence entre les premières et la seconde? Et nous, dans quelle catégorie rangerions-nous nos amitiés?

 

« Ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. ». Montaigne remarque que  les amitiés communes se fondent la plupart du temps sur le hasard, sur le concours de circonstances et sur l’utilité. Il n’est point besoin d’être grand sociologue pour constater que nous choisissons nos amis au gré des circonstances, de notre milieu social ou encore de nos centres d’intérêt. Dans ces relations d’amitié, se conjoignent donc deux sortes de motifs: ceux qui dépendent de notre volonté, et ceux qui n’en dépendent pas. Ne dépendent pas de notre volonté les causes extérieures qui président aux rencontres, ni les obligations qui conditionnent notre vie sociale: l’école, le lycée, l’université,  le cadre professionnel, les voyages … En revanche, dépend de nous le choix que nous faisons en accordant ou non notre amitié à telle personne.

 

Dans ce choix, entrent en jeu des facteurs affectifs et moraux qui renvoient à notre histoire personnelle: nos expériences passées, nos joies et nos peines, nos valeurs, nos croyances, nos idéaux. Sans bien comprendre pourquoi, nous pressentons ou devinons qu’il existe une ressemblance, réelle ou supposée, voire fantasmée, entre nous et notre ami (ou amie). Dans l'ami, nous reconnaissons l'image de la personne que nous croyons être ou que nous voudrions être: drôle, spirituel, fidèle, sincère, constant ou au contraire fantasque, emporté, désinvolte: peu importe, pourvu qu'il nous tende le miroir de notre idéal. Ce choix de l'ami(e) est-il – ou peut-il seulement être ?- vraiment rationnel? Je ne le crois guère, car ce serait calcul, et non pas amitié. Mais nous pressentons, nous sentons et nous expérimentons, au fil du temps que, malgré toutes nos différences, il existe une sorte de ressemblance entre nous et notre ami. Nous sentons enfin sur un pied d’égalité : les différences de classe sociale, de couleur ou de religion laissent place à une relation où chacun reconnaît l’autre comme son égal et son semblable. Sa présence à nos côtés nous comble et son absence nous attriste. Le désir s’éprouve d’abord comme expérience du manque.Mais quand l’ami paraît, le désir se transmue en une expérience de la jouissance, de la réjouissance, de la complétude.

 

C’est en quoi l’amitié nous révèle mutuellement, face à l’autre et face à nous-mêmes : elle élargit et enrichit notre expérience du monde et de l’existence. De cette rencontre, des liens forts peuvent naître, certains passagers, d’autres quasi indestructibles. Avec un ami, il devient possible d’échanger conseils et concours mutuels, dans les bons comme dans les mauvais jours. Et, bien sûr, c’est déjà très précieux.

 

Car en ce genre d’ « amitiés communes », pour reprendre l’expression de Montaigne, l’esprit y a sa part, sans aucun doute. Mais l’amitié ainsi vécue reste tributaire des conditions extérieures qui l’ont vu naître et, plus grave encore, reste frappée de précarité et d’incomplétude. De notre ami(e), nous pouvons bien aimer tel trait de son caractère mais ne pas en supporter tel autre, connaître telle partie de sa vie et de son être et en ignorer à peu près tout de telle autre partie. Enfin, il arrive que l’amitié se complique – et parfois se rompe - sous le poids de malentendus accumulés, de rancœurs inexprimées, des services rendus de manière inéquitable ou, tout simplement, par le fait des circonstances, de la vie qui éloigne les êtres.

 

Causes extérieures, circonstances hasardeuses, connaissance partielle, apprivoisement difficile, épreuve du temps et de l’espace, intérêts plus ou moins bien compris, souci d’utilité : telles sont les caractéristiques de nos communes amitiés, lesquelles restent frappées du sceau du hasard et de l’incomplétude.

 

Pour lire la suite (2/2) , cliquez sur ce lien 


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Post Scriptum : N'hésitez pas à déposer vos commentaires sur ce blog, à me faire connaître vos réactions, questions et critiques. Un blog, c'est fait pour ça aussi, n'est-il pas vrai?

 

Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

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A
L'amitié ce lien fort qui se fait et défait, parfois sans savoir, comment il vient et pourquoi il va.<br /> Merci de votre analyse, et si vous pouvez me joindre à votre liste de parution cela serait génial.
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D
Merci cher Alain pour votre commentaire. <br /> La meilleure façon de suivre mon blog est de vous y abonner, via votre adresse mail. <br /> Cordialement. DGL
K
Salutation, <br /> étant moi même un blogueur je peux apprécier ton bon travail ! Je savais déjà de que cette citation avait été dite par lui avec son ami La Boétie ! Très beau blog en passant. <br /> Le mien : easyculture.eklablog.com<br /> Blog sur la culture générale tenu par moi même pour partager ma passion et vous en apprendre plus !
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P
Très complet et organisé :) Je ne savais pas que c'était de Montaigne cette phrase ! Eric Lamaze, un cavalier olympique, l'a reprise à la mort de son cheval...<br /> super photo :)
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D
Chère Philippine, <br /> <br /> Oui, je n'en suis pas surpris, car cette phrase a fait le tour du monde. Et pour les raisons que j'indiquais. Qu'un cavalier puisse éprouver ce sentiment à l'égard de son cheval, je n'en suis pas étonné non plus. Tu sais bien mieux que moi les liens qui peuvent se nouer entre un humain et un animal. Chacun de nous, s'il est lucide et dépourvu de vanité, sait qu'il est peu de choses. Mais il sait aussi que son coeur est rempli d'amour et d'amitié, quelle que soit la forme qu'ils puissent prendre. Alors, pouvoir rencontrer dans le monde un être avec lequel on se sent en parfaite harmonie compte parmi l'une des expériences les plus belles et les plus fortes que nous puissions connaître en cette vie. <br /> Amicalement

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