La grande santé
Ὑγεία : Hygeia, fille d’Aesclepios, dieu de la médecine, déesse de la santé et de l’hygiène (du sculpteur Skopas).
Suite à une récente opération chirurgicale - sans gravité mais qui me contraint néanmoins à une longue immobilité - j’ai décidé de m’accorder le temps de lire, de penser et d’écrire autant que mes forces me le permettent. Le temps est précieux, plus encore quand il s'agit de le passer en compagnie de Montaigne, Aristote, Proust et Spinoza, mes auteurs favoris. De plus, je suis convaincu que l’activité intellectuelle produit sur le corps des effets bénéfiques, au moins autant que l’activité physique. Certes, je concède bien volontiers qu'il me faut prendre mon mal en patience, tenter de convertir un mal en un bien, en somme "faire de nécessité vertu". Plus positivement, c'est aussi l'occasion de revenir à moi, dans la solitude de la méditation. Il n’empêche, je ne puis me départir de cette conviction: la culture de l’esprit contribue à renforcer l’état du corps.
Mais comment établir une pareille conviction? Car je vois bien qu’elle s’oppose à l’idée courante qui consiste à séparer le corps et l’esprit regardés comme des entités de nature distincte et indépendante, supposés mener des activités spécifiques. Par exemple, lire une œuvre philosophique ou littéraire, regarder un film, est-ce s’adonner à une activité exclusivement intellectuelle ? Se promener dans la forêt, nager le crawl, monter un meuble Ikea, est-ce pratiquer une activité exclusivement physique? Comment l'esprit interfère-t-il sur la vie secrète du corps ? Voilà que, peu à peu, je me trouve embarqué comme malgré moi dans une réflexion sur les rapports entre l’esprit et le corps…
Ce qui s’observe et se pratique dans différents centres de soins et de santé apporte des éléments de réponse significatifs. La lecture, le jeu, la parole, les spectacles, les concerts, le cinéma contribuent à améliorer l’état physique et psychique des sujets. Ce constat vaut également pour les patients atteints de maladies dégénératives (notamment celle d’Alzheimer) ; dans les services de gériatrie, on observe que la stimulation intellectuelle, induite par la culture et la parole, permet de retarder les effets de la sénescence. Loin d’être regardée comme un luxe, la culture est utilisée comme un remède.
En premier lieu, il est aisé de comprendre que l’accès à la culture offre aux patients une salutaire opportunité pour créer du lien social, distendu ou rompu sous l’effet de la maladie, du temps, de l’isolement ou encore de la vie moderne. Or, la culture est création collective : s’y adonner, c’est rejoindre le monde hors de soi, mais que l’on porte au-dedans de soi ; c’est vers lui que nous tendons, et c’est par lui que nous nous construisons. S’agissant des personnes atteintes de maladies dégénératives, cet effet de restauration du lien social est certes moindre sur le plan quantitatif (compte tenu de la pathologie et de son degré d’évolution) ; il n’en demeure pas moins très précieux, sur le plan qualitatif, puisqu’il permet à la personne de préserver une part essentielle de son humanité.
Mais dans tous les cas de figure, la question demeure. Comment expliquer que, sur de multiples plans, la culture produise de tels effets bénéfiques sur la santé ? Au coeur de toutes ces questions, ne rencontrons-nous pas l’énigme de l’union du corps et de l’esprit ? Et, si l’on considère les récents développements de la science contemporaine, n'avons-nous pas affaire au mystère du cerveau? N'est-il pas l’athanor dans lequel s’élabore l’alchimie entre nos pensées, nos émotions, nos gènes et nos cellules ?
Cette difficile question de l’union du corps et de l’esprit occupe une place décisive dans la métaphysique classique. Et dans les débats ardus et passionnés qui l’ont animée, je songe aux intuitions que l’on trouve dans l’œuvre de Spinoza, lesquelles restent d’une force et d’une actualité stupéfiantes. Je n’en donnerai ici qu’un très bref aperçu.
Il y a tout d’abord cette interrogation générale de Spinoza, en forme de soupçon, qui porte sur cette croyance selon laquelle l’âme serait la maîtresse du corps : "Personne n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est à dire que l'expérience n'a jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, - en tant qu'elle est uniquement considérée comme corporelle, - le corps peut ou ne peut pas faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’âme. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du corps qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions... ». [1] . Spinoza prend ainsi l’exemple des bêtes, « dont la sagacité dépasse de beaucoup celle des hommes » [2], ou encore, celui des somnambules « qui font pendant leur sommeil ce qu’ils n’oseraient pas faire durant la veille » [3]. Spinoza, s’interrogeant sur les performances des animaux et celles des somnambules, remarque que, lorsque l'esprit se met en état de veille (durant le sommeil notamment), le corps ne perd pas totalement sa capacité d'agir, comme s'il avait une intelligence et une volonté. Dès lors, pour Spinoza, la tâche de la philosophie et de la science doit consister à déterminer rationnellement ce rapport entre l’esprit et le corps et, par conséquent, à remplacer la croyance par un savoir rationnel. Or, la science contemporaine (neurosciences et biochimie), à mesure qu’elle progresse, tend à développer cette connaissance rationnelle de l’union de l’esprit et du corps que Spinoza appelait de ses vœux, et dont il fut en quelque sorte le précurseur.[4]
Mais il nous faut poursuivre l’enquête, si nous voulons connaître davantage sur le problème de l’union du corps et de l’esprit. Spinoza pose que « L’âme est l’idée du corps »[5]. En d’autres termes, il récuse la conception dualiste [6] qui traite le corps et l’esprit comme deux réalités indépendantes, relevant deux ordres de réalité distincts, la matière et l’esprit. Il pose, au contraire, que le corps et l’esprit constituent, bien plutôt, deux aspects d’une seule et même réalité, selon qu’on la considère sous l’attribut de la matière ou sous l’attribut de la pensée. Il s’agit là d’une conception moniste originale. Comprendre avec Spinoza, que l’opposition traditionnelle entre la matière et l’esprit ne vaut pas – elle est pure illusion ! – permet de comprendre que le corps et l’esprit constituent deux aspects d’une seule et même réalité, considérée soit sous l’attribut de la matière, soit sous l’attribut de la pensée. Selon Spinoza, l’être humain n’a pas un corps et un esprit, l'un et l'autre accomplissant des activités spécifiques. Non, car l’homme est inséparablement corps et esprit ; il ne peut penser sans le corps, ni se mouvoir sans l’esprit ; l’activité de l’esprit est activité du corps, et réciproquement. Pour atteindre sa pleine puissance intellectuelle, l’homme doit donc développer la puissance d’agir de son corps.
Avec Spinoza, nous obtenons donc une réponse, forte et cohérente, à la question de l’union de l’esprit avec le corps et, par conséquent, à celle de savoir comment l’activité intellectuelle et culturelle peut aider le corps à se fortifier. Et inversement. Sur cette question, Antonio Damasio, neurologue qui étudie le rôle des circuits neuronaux dans les mécanismes émotionnels, reconnaît en Spinoza un précurseur : «Les affects positifs augmentent la capacité à résoudre des problèmes et créer des solutions. Ils favorisent le maintien de la santé ». [7]
J'observe que les découvertes récentes de la neurobiologie tendent à corroborer, bien que par d’autres voies, des réponses qui ont été formulées sur ce sujet, depuis fort longtemps, par d’autres civilisations. Ainsi le souci d’établir et de préserver l’union du corps et de l’esprit est-il au fondement même de la médecine traditionnelle chinoise, ainsi que des arts martiaux, tels qu’ils se pratiquent depuis des millénaires en Asie, en suivant les voies de spiritualité du taoïsme et du bouddhisme, - autant d’aspects de la question qui nous emporteraient bien loin et qu’il n’est pas possible de traiter ici en quelques lignes, mais qui pourraient donner matière à des articles à venir… Ainsi, peut-on mesurer aujourd’hui, par des protocoles médicaux objectifs, les effets puissants de la méditation zen sur la santé du corps en général, sur le cerveau et le système immunitaire en particulier. Certains indices suggèrent d’ailleurs la possibilité d’établir, à terme, une convergence entre la philosophie de Spinoza, la science contemporaine occidentale et les philosophies orientales.
Allons plus loin. Si la stimulation de l’activité cérébrale concourt à la guérison du corps, cette relation entre les deux séries de phénomènes (l’esprit et le corps) s’effectue-t-elle de façon purement mécanique ? Je n’en crois rien. Je crois, au contraire, qu’il y entre une part de désir. Ainsi, un patient déprimé peut refuser de lire ou d’écouter de la musique. Or, nous dit Spinoza, le désir est cet effort de vivre et de persévérer dans son être qui se trouve logé au creux de tout être vivant : le conatus, « force de vie inébranlable et automatique »[8] qui conduit un être vivant à se maintenir en vie, à s’affirmer dans l’être, à résister - avec autant de force qu’il est en lui - contre les attaques qui menacent de le détruire. Le désir ne demande qu’à s’épanouir et à s’augmenter. Lorsqu’il trouve son but et, autour de lui, les conditions favorables, l’individu augmente sa puissance d’agir, et la satisfaction de son désir lui procure de la joie. « Par joie, j’entends une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande »[9]. Au contraire, lorsque le désir est empêché de se développer et de s’épanouir, il sombre dans la tristesse : « Par tristesse, j’entends une passion par laquelle l’âme passe à une perfection moindre » [10].
En même façon, lorsqu’une société, riche et brillante comme l’est la nôtre, tombe dans un état de désarroi moral qui la fait paraître semblable à un grand corps malade, il importe au plus vite de l’aider à renouer avec son désir, en l’occurrence le désir de démocratie, de liberté, d’unité et de prospérité économique. La culture peut-elle jouer ce rôle ? Oui, en partie bien sûr, car il en va pour une société comme pour un individu ! Ainsi, qui ne voit que les êtres curieux d’apprendre, les amis du savoir, de la connaissance sont des êtres mus par une passion joyeuse, créatrice et communicative? Ce désir d’apprendre et d’entreprendre, d’explorer et d’innover, de recueillir et de transmettre est le plus fort et le plus beau des désirs ! Dans cette émulation, il y a une joie du savoir et de la création. En revanche, les fanatiques, repliés dans l’obscurité d’une unique certitude, hermétiques au débat et à la critique, ennemis déclarés de la culture, sont des êtres mus par des passions tristes, aveugles et destructrices : le fanatisme, l’intolérance, le meurtre, la haine, l’exclusion. Cela ne surprendra personne : entre les islamistes et les ténors de l’extrême-droite, on retrouve cette même haine de l’autre (le repli sur la communauté religieuse, ou l’exaltation de la préférence nationale), et aussi cette même misologie (du terme grec signifiant la haine de la raison). Or, la raison est la faculté de l’esprit humain qui, précisément, nous donne accès à l’universalité et au cosmopolitisme.
En ces temps d’orages politiques d’une grande violence, réjouissons-nous! Non pas seulement - ni vraiment - en faisant la fête dans des bars ou des boîtes de nuit. Ce serait mettre le plaisir trop haut, et la liberté trop bas! Or, selon la belle formule de Périclès : « Il n’est pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage » [11]. Et, dans les faits, il va falloir beaucoup de courage pour restaurer et le bonheur et la liberté, pour affronter et traiter les causes multiples qui affaiblissent notre démocratie : le chômage, les inégalités, le terrorisme, l’arrogance des technocrates, le mépris des politiciens, les effets de la mondialisation, le déni de démocratie…
Faut-il réunir l’équivalent des Etats généraux, comme en 1789, réinventer notre démocratie en faisant appel aux forces vives de la société civile pour ne plus avoir à confier aux seuls politiciens de métier les affaires de la Nation, ou encore instaurer le vote obligatoire (celui-ci est un devoir autant qu'un droit) ? Ces questions, et tant d'autres encore, méritent d'être soumises au débat démocratique.
En tout état de cause, à nos ennemis, ne concédons rien sur l’essentiel, à savoir la culture vivante et partagée, le débat public contradictoire, l'éducation exigeante pour tous nos enfants. Et aussi, réjouissons-nous, cultivons ensemble le plaisir de lire, d’écrire, de penser, de rire, de débattre et de communiquer !
« Si tu ne veux que s’émousse
L’acuité du regard et du sens,
Traque le soleil dans l’ombre. »[12]
C’est le « gai savoir » qui nous rendra la « grande santé », en l’occurrence la force de résister contre tous ceux qui voudraient nous détruire.
[1] Baruch Spinoza, Ethique, partie 3, prop.2 et scolie
[2] Ibid
[3] Ibid
[4] Pour aller plus loin sur cette partie essentielle de la doctrine de Spinoza, je renvoie au hors-série le Point, Les Maîtres-Penseurs n°19, très complet et très accessible, consacré à Spinoza : Spinoza l’ultramoderne.
[5] Baruch Spinoza, Ethique, partie 2, prop.13 et scolie.
[6] Là où le dualisme affirme, avec Descartes notamment, l’existence de deux substances distinctes, la matière et l’esprit, comme principe d’explication du réel, le monisme affirme, avec Spinoza, que toute la réalité renvoie à une substance fondamentale.
[7] Antonio Damasio, auteur de Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2003. Voir également le hors-série Le Point, Les Maîtres-Penseurs n°19 : Spinoza l’ultramoderne.
[8] Antonio Damasio, Hors-Série Le Point, entretien.
[9] Baruch Spinoza, Ethique (1677), partie III, prop. 11, scolie.
[10] Ibid.
[11] Périclès, stratège, orateur et homme d’Etat athénien, partisan de la démocratie (né en 495, mort en 429 av J.C.).
[12] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1886), Plaisanterie, ruse et vengeance, A un ami de la lumière, trad. Pierre Klossowski, éd. Christian Bourgois, coll. 10/18.
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