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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

22 Nov

Au risque de la sécurité: après les attentats, l'onde de choc politique.

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #POLITIQUE, #ETHIQUE, #iPhilo, #Résister, #AttentatsParis

Baruch Spinoza, fondateur de notre modernité politique (1632-1677)

Baruch Spinoza, fondateur de notre modernité politique (1632-1677)

1. Attentats du 13 novembre : l’onde de choc sur le plan politique.

 

Au lendemain des attentats du 13 novembre qui ont frappé Paris et le Stade de France, le Président de la République, en accord avec le Parlement, a instauré l’état d’urgence pour une durée de trois mois. Chacun comprend que, face à des attaques d’une telle ampleur et d’une telle gravité, il est urgent d’assurer la protection des citoyens et d’organiser la riposte contre les auteurs de ces attentats.

 

Pour autant, de nombreuses questions se posent. Faut-il considérer, avec le président de la République, que « la France est en guerre »[1]? Est-il juste de larguer des bombes en Syrie, en représailles contre les attentats, au risque d’alimenter les conditions de la guerre effective, de rentrer ainsi dans le jeu des djihadistes qui veulent déclencher partout en France une guerre civile [2] et détruire notre civilisation [3] ? La réforme de la Constitution est-elle nécessaire ? Et si oui, une telle modification doit-elle être ratifiée par le Parlement seul (réuni en congrès), ou par l’ensemble du corps politique (par voie de référendum) ? L’état d’urgence constitue-t-il une réponse réellement appropriée à la question de savoir comment assurer la sécurité et la liberté des citoyens ?

 

Nos lecteurs et lectrices comprendront qu’il n’est pas possible de traiter tant de questions dans cet article. Car elles sont complexes, difficiles à démêler, lourdes de conséquences pour l’avenir du pays. C’est pourquoi elles requièrent un débat de fond, qui doit être engagé par l’ensemble du corps politique (la Nation), et non pas confisqué par ses gouvernants et représentants. Néanmoins, qui ne voit que toutes les questions précédentes interrogent la politique sécuritaire qui se met en place à la tête de l’Etat ? La sécurité est-elle le tout de la liberté, ou n’est-elle que la condition de toutes les libertés ? La question du rapport entre sécurité et liberté se pose pour plusieurs raisons. N’est-il pas paradoxal, en effet, de restreindre la liberté au nom de la liberté ? [4] De restreindre la liberté de tous les citoyens pour combattre quelques terroristes?

 

Il se trouve que l’articulation la liberté et la sécurité fait problème, tant sur le plan de la réflexion théorique que sur celui de l’action politique. Si la liberté et la sécurité ne peuvent aller l’une sans l’autre, se pose toutefois la difficile question de l’articulation de l’une par rapport à l’autre. Selon quels principes et selon quels buts convient-il d’organiser ce rapport ? Trop de liberté compromet la sécurité, trop de sécurité étouffe la liberté. La liberté ne peut s’exercer lorsqu’il y a contrainte, menace ou violence ; c’est pourquoi la sécurité semble la première des libertés. Inversement, la liberté peut aussi vouloir rejeter les barrières de la sécurité pour s’aventurer au-delà et se poser ailleurs ; c’est par l’assomption du risque que la liberté devient création. Pour tout Etat, l’articulation entre la liberté et la sécurité constitue, de façon permanente – et, plus encore, en temps de crise – une épreuve cruciale. A travers elle, se joue sa puissance et sa légitimité à commander. Plus fondamentalement, elle permet d’établir la différence entre un Etat autoritaire et une république libre.

 

Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question, je reprends ici l’analyse de ce très beau texte de Spinoza (extrait du Traité Théologico-Politique) que j’avais proposée après les attentats de janvier. Car, en dépit de contextes différents, il existe une parenté manifeste entre les attaques du 07 janvier et celles du 13 novembre. Ces dernières n’ont qu’une seule et même cible : notre mode de vie fondée sur la liberté, la tolérance et la laïcité [5]. Cette remarque est d’importance…

 

« Ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre, que l’Etat est institué; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité , c’est-à-dire conserve aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté ».

Spinoza, Traité Théologico-politique, 1670, chapitre 20,

édition Garnier-Flammarion, tome 2,  p. 329.

 

 

2. Etat autoritaire ou Etat libéral ?

 

L’idée centrale du texte de Spinoza est assez simple à saisir ; il la répète à plusieurs reprises: “La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté ». Cela signifie que l’Etat a pour fin (c’est-à-dire pour but, pour finalité) d’assurer à chacun de ses citoyens la liberté. Cette thèse ne va pas de soi, car l’Etat est souvent perçu comme un frein - voire une menace - pour la liberté. C’est pourquoi Spinoza y insiste. En cette période de crise majeure, la tentation est grande de privilégier l’ordre sécuritaire au détriment de certaines libertés. L’instauration d’un état d’urgence en est l’illustration parfaite. Hélas, d’autres attentats terroristes sont à craindre, et nul ne sait combien de temps durera cette « guerre de la République contre le terrorisme »…

       

Dès le départ du texte, Spinoza insiste autant sur les caractéristiques de l’Etat tel qu’il le conçoit (un Etat libéral) que sur celles de l’Etat qu’il refuse (un Etat autoritaire). « Ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat a été institué ». On le voit, Spinoza rejette ici l’idée d’un asservissement du citoyen au pouvoir autoritaire de l’Etat, d’un régime qui serait fondé uniquement sur les ressorts négatifs de la crainte.

 

En fait, Spinoza s’oppose à son contemporain, Thomas Hobbes, partisan de l’Etat autoritaire. Pour le philosophe anglais, l’état de nature (état hypothétique et anhistorique, supposé avoir existé avant l’institution de lois et de régimes politiques stables) est un état de violence : “les hommes sont naturellement en guerre les uns contre les autres”. C’est pourquoi, nous dit Hobbes, l’Etat a été institué : pour enrayer et contenir cette violence naturelle, la “guerre de tous contre tous[6]. L’Etat, précise Hobbes, est institué sur la base d’un pacte que les hommes ont passé entre eux, un accord visant à mettre un terme à cet état de guerre perpétuel. Ce pacte prévoit que les citoyens se dessaisissent de leur liberté et de leur puissance naturelle (par exemple, se venger d’une offense en recourant à la violence) et s’en remettent à l’Etat pour assurer l’ordre et la sécurité, au moyen de l’armée, de la police, de la justice... Hobbes décrit ainsi la figure de cet Etat qu’il appelle Léviathan (du nom de ce grand monstre marin de la Bible) : “Ce grand Léviathan ou Etat n’est donc rien d’autre qu’un homme artificiel, quoique d’une plus grande stature et d’une plus grande force que l’homme naturel, et qui est destiné à assurer sa protection et sa défense…” [7]. La souveraineté de l’Etat est absolue, puisqu’elle résulte des droits illimités auxquels chaque individu a renoncé en sa faveur. Sa finalité est triple : émanation du corps politique, l’Etat est chargé de représenter celui-ci en personne ; comme détenteur de la puissance collective, il est chargé d’assurer l’ordre (c’est-à-dire la protection et la sécurité des citoyens) ; comme source unique de la loi, l’Etat légifère, dit le juste et l’injuste (ce qui rend ses actes indiscutables). Il convient, pour être exact, de rappeler que Hobbes a été témoin des horreurs de la guerre civile qui a ravagé son pays. Outre cette première considération historique, s’ajoute une conception pessimiste de la nature humaine : « Homo homini lupus est » (L’homme est un loup pour l’homme).  

 

3. Vivre selon la raison, et non selon les passions.

 

S’agissant de savoir et de décider comment il convient de vivre ensemble pour le mieux (question politique par excellence), Spinoza pose que les hommes sont des êtres doués de raison. Par conséquent, il faut leur donner les moyens de vivre ensemble selon “la condition d’êtres raisonnables”, capables de juger, de comprendre, de décider par eux-mêmes, et non selon la condition de “bêtes brutes et d’automates”, vouées à subir les commandements sans jamais pouvoir comprendre ni réfléchir. Il ne s’agit pas non plus que la vie en commun soit dominée par les passions négatives (la ruse, la haine, la colère, la crainte d’autrui) qui ne peuvent provoquer que des discordes, des rivalités et des guerres entre les hommes.

 

Or, il apparaît assez clairement que les lois de la République que nous connaissons garantissent, par principe, la liberté et l’égalité pour tous les citoyens. Ce faisant, elles incarnent, dans les démocraties contemporaines, la réalisation concrète et effective de cette conception de l’Etat de droit (dont la puissance d’agir est réglée par des lois) que Spinoza défendait, à une époque où les monarchies absolues de droit divin étaient la règle. Sur cette question comme sur tant d’autres, Spinoza est, à n’en pas douter, le fondateur de notre modernité politique.

 

On voit que Spinoza ne dissocie pas la question politique (une réflexion sur la nature, l’organisation et l’exercice du pouvoir au sein de la Cité) de la question éthique (une réflexion sur les valeurs morales qu’il importe de promouvoir et de défendre dans l’intérêt des hommes). Qu’est-ce qui est important, qui vaut la peine d’être recherché et pratiqué pour une vie bonne en commun? Ici, il s’agit bien sûr de la liberté et de la conduite de l’existence selon les exigences de la raison. Or, déterminer et mettre en œuvre ensemble les conditions du bien commun, n’est-ce pas précisément le fondement de la démocratie ?

 

Spinoza s’oppose à une conception d’un Etat autoritaire pour deux raisons. La première est que l’on ne doit rien fonder sur la force et sur la crainte, car la crainte est une passion négative et elle s’obtient par la menace. Or, il s’agit de faire en sorte que les hommes puissent vivre et se conduire comme des êtres raisonnables (le contraire de « brutes » ou « d’automates »). La seconde est qu’il est faux de penser que la nature humaine puisse changer radicalement. Dans la vie en société, il subsiste une part de nature en chacun de nous. Certes, le développement de la raison (par l’éducation, le savoir et la philosophie) est possible et même souhaitable, puisque c’est par là que nous devenons vraiment humains; cependant, la société ne saurait complètement annihiler notre nature originelle. Loin de nier ce point, Spinoza au contraire va tenter de le prendre en considération.

 

Pour Spinoza, il demeure une loi de la nature que la vie en société ne saurait détruire, à savoir le droit  de chacun à conserver “son droit naturel d’exister et d’agir”. Pour Spinoza, tous les  êtres vivants (les hommes pas moins que les animaux) recherchent prioritairement ce qui leur est utile et fuient ce qui leur est nuisible. Cette force de vivre irrépressible (à laquelle Spinoza donne le nom de conatus) ne cesse pas d’exister et d’agir dans la vie en société. Les animaux suivent leur instinct pour savoir ce qu’ils doivent faire; les hommes, quant à eux, suivent la raison pour savoir où est leur intérêt. Par conséquent, un Etat libéral est celui qui permet aux hommes de développer leurs besoins, forces et aptitudes, dans la mesure où cette recherche de leur intérêt n’est pas incompatible avec la liberté d’autrui (“sans dommage pour autrui ”). Cette prise en compte, par Spinoza, de la recherche de l’intérêt qui pousse chacun dans l’existence montre qu’il ne prône pas un idéalisme mais, au contraire, un réalisme politique : il faut composer des lois et des institutions qui s’accordent avec le réel, avec la nature des hommes. Si ces derniers sont spontanément enclins à suivre la force de leurs impulsions et de leurs passions, ils possèdent en eux, la raison, la capacité à penser et à s’exprimer que rien ni personne ne peut leur dénier. Spinoza reconnaît aussi que cette tendance - qu’on pourrait qualifier d’égoïsme - est légitime, conforme à la raison : c’est pourquoi il parle de “droit”. Ce droit naturel, les lois humaines ne doivent ni l’ignorer ni l’empêcher. L’important est que cette tendance s’accomplisse dans la sécurité et dans le respect d’autrui. Or, la raison seule permet à chacun de savoir jusqu’où il peut et doit aller, où est son intérêt véritable, car elle seule peut permettre à chacun de rechercher ce que l’on nomme le bien commun: qu’est-ce qui est utile à moi et en même temps qu’aux autres ? A n’en pas douter : la liberté et la sécurité.

 

4. Liberté et sécurité.

 

Pour Spinoza, la liberté n’a rien d’une abstraction; il s’agit au contraire de voir à quelles conditions elle est effectivement réalisable au sein de l’Etat. Notamment, Spinoza insiste sur le fait que la liberté sans la sécurité n’est rien : sans la sécurité, il est impossible aux citoyens de “ s’acquitter de toutes les fonctions de leur âme et leur corps » et encore  “d’user par eux-mêmes d’une raison libre ”.  En effet, comment être libres dans un climat de violence ? Inversement, la sécurité sans la liberté n’est rien non plus. A quoi pourrait bien servir la sécurité pour des hommes réduits à la condition « de brutes ou d’automates » ?  Pour Spinoza, les êtres humains ne sont pas seulement des individus vivants limités à des besoins,  mais encore des êtres doués de raison, capables de penser et de décider par eux-mêmes.

 

Les deux notions de sécurité et de liberté sont donc bel et bien inséparables: mais la question est bien de savoir à laquelle on accorde la priorité, laquelle est le moyen et laquelle est la fin / le but. Or, selon que l’on donne la priorité à la sécurité ou à la liberté, cela peut conduire soit à un Etat autoritaire, soit à un Etat libéral. Dans le premier cas, l’Etat fait de l’ordre et la sécurité une finalité, et de la restriction des liberté civiques un dommage collatéral. Dans le second cas, l’Etat, à l’inverse, fait de la sécurité une condition nécessaire et un moyen, et de la liberté une finalité non négociable). Spinoza prend donc clairement position en faveur d’un Etat libéral.

 

Mais qui ne voit qu’un Etat démocratique peut aisément sombrer dans l’arbitraire et le délire sécuritaire, au mépris de la Constitution et des libertés fondamentales ? Ainsi, après les attentats du 11 septembre contre les tours du World Trade Center, on a vu se mettre en place aux Etats-Unis le « Patriot act », un arsenal de lois extrêmement répressives, sécuritaires, et restrictives en termes de libertés, autorisant la pratique codifiée de la torture dans des centres de détention (à Guantanamo, dans plusieurs pays d’Europe également), des tribunaux militaires en lieu et place de tribunaux civils… De même, après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, a été instaurée en France une loi sur le renseignement de masse (avec les fameuses « boîtes noires » imposées aux fournisseurs d’accès à Internet, et dont l’usage échappe au contrôle des citoyens). De même, après les attentats du 13 novembre, l’instauration d’un état d’urgence et la réforme de la constitution (la loi suprême dont découle toutes les autres lois de la République) qui, si elles échappent au contrôle des citoyens, constituent des risques de dérive autoritaire.  

 

Qu’il me soit permis de préciser ma pensée. Je suis convaincu que le président de la République est démocrate et républicain, et loin de moi de l’accuser de vouloir instaurer un Etat autoritaire à la faveur des attentats de Paris. Néanmoins, « déclarer la guerre » est un acte grave, lourd de conséquences. Etait-il nécessaire pour assurer la protection des intérêts supérieurs de la Nation ? Rien n’est moins sûr. En outre, il ne suffit pas de déclarer la guerre ; il faut se donner les moyens de la conduire et, plus que tout, de la gagner. L’affrontement militaire est-il la seule option ? Enfin, il faut considérer que des forces obscures président à la destinée des peuples, et qu’elles échappent au contrôle des hommes  politiques : la guerre menée à l’extérieur du territoire est l’un des pires scenarii imaginables. Les Américains ont perdu la guerre du Vietnam, puis celle d’Irak ; les Soviétiques, celle d’Afghanistan…

 

5. La liberté dans la loi.

 

On voit que pour Spinoza, il apparaît nécessaire et souhaitable que la sécurité soit assurée par l’Etat afin de permettre à chacun (et donc à l’ensemble) des citoyens de vivre librement, sous la conduite de la raison. Lorsque les citoyens sont assassinés dans des attentats terroristes, l’Etat doit pouvoir mobiliser tous les moyens dont il dispose pour organiser la riposte, afin d’assurer la sécurité des citoyens et garantir leurs libertés fondamentales. Au passage, on remarquera ici les limites de l’économie de marché : elle requiert la stabilité politique comme une condition nécessaire favorable à la croissance, mais elle ne peut rien elle-même pour protéger l’ensemble du  corps social. On ne supprime pas aisément la question politique de l’Etat !

 

Ceci est un point important : l’obéissance à des lois justes, fondées sur la Raison, est la condition de la liberté véritable : qu’est-ce qui vaut pour chacun (au plan du particulier) et en même temps pour tout le monde (au plan de l’universel) ? Ne vaut-il pas mieux se soumettre à une loi qui pose et reconnaît l’égalité de chaque citoyen, qui reconnaît la liberté pour tous, plutôt que de devoir se soumettre à une loi tyrannique, arbitraire voire sanguinaire ? Je désigne évidemment la loi des idéologues fanatiques, ennemis de la liberté qui, à distance, endoctrinent, instrumentent et arment des terroristes faibles d’esprit, qui commandent aux bourreaux de faire usage de bombes et de  kalachnikovs pour assassiner leurs ennemis.

 

On croit souvent que la loi est faite pour limiter voire pour empêcher notre liberté. Mais c’est le contraire qui est vrai : c’est la loi  qui fait de nous des êtres libres.  La loi est l’ensemble des règles fondamentales qu’une communauté humaine se donne pour permettre la coexistence harmonieuse et pour rendre la justice. Mais il va de soi que Spinoza ne cherche pas à justifier n’importe quelle forme d’Etat: l’Etat ne peut être le garant de la liberté (de chacun et de tous) qu’à cette condition fondamentale : ses lois et institutions doivent conformes à la raison ; en d’autres termes, qu’elles soient justes. Est juste une loi qui fait l’objet d’une discussion réglée, d’un débat contradictoire, et dont le but de défendre l’intérêt général (ce qui vaut de la même façon pour tous les citoyens), et non pas tel intérêt particulier (quand tel groupe veut faire valoir ses intérêts au détriment des autres).

 

Il appartient donc au peuple souverain, et non exclusivement aux gouvernants, de s’approprier la question des lois et des dispositifs à mettre en vigueur dans ce pays pour organiser une riposte efficace contre la menace terroriste. Il appartient à chaque citoyen de veiller au respect des principes fondateurs de la République « laïque, sociale, une et indivisible», au moyen de la réflexion et de l’action. Et toujours dans le cadre de la loi. Pour ma part, je trouve très intéressant que commence à se dessiner un mouvement de résistance. Interdits de s’attrouper dans les rues pour exprimer leur colère et leur détermination, ainsi que pour rendre hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, nombreux sont les citoyens qui ont pris le risque de réinvestir l’espace public en dépit des menaces terroristes.

 

Il faudra assurément puiser dans notre courage et notre capacité à résister pour affronter l’adversité. Il faudra chercher du côté de l’amour et de la tolérance pour reconstruire notre pays plongé dans la tourmente, faire face à l’ennemi sans rien concéder sur l’essentiel de nos valeurs et de nos principes.

 

PS: Ce texte est également publié sur iPhilo. merci à Alexis Feertchak.

 


[1] Discours du Président de la République devant le Parlement réuni en congrès à Versailles, le 16 novembre 2015. 

[2] Gilles Kepel, professeur à l’Instititut d’Etudes Politiques de Paris, paru dans le journal Le Monde du 14 novembre 2015 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/14/gilles-kepel-l-etat-islamique-cherche-a-declencher-la-guerre-civile-en-france_4809962_3232.html

[3] Pascal Bruckner, philosophe, essayiste : « C’est notre civilisation qu’ils veulent détruire ». Article paru dans le Figaro : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/11/14/31003-20151114ARTFIG00157-pascal-bruckner-c-est-notre-civilisation-qu-ils-veulent-detruire.php

[4] Judith Butler, philosophe, professeure à l’université de Berkeley, Californie : « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’Etat », dans Libération : http://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreinte-par-l-etat_1414769

[5] Pascal Bruckner, article cité.

[6] Thomas Hobbes, Du Citoyen, I, chap. 13.

[7] Thomas Hobbes, Le Léviathan, introduction. Voir aussi le chapitre 17.


Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

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L
Dans sa “ Lettre ouverte au monde musulman “ , Abdennour Bidar, philosophe de cultures française et musulmane , s’adresse à lui sans ambiguité , page 22 : “ Il faut que tu commences par réformer toute l’éducation que tu donnes à tes enfants, que tu réformes chacune de tes écoles, chacun de tes lieux de savoir et de pouvoir . Que tu les réformes pour les diriger selon des principes universels ( même si tu n’es pas le seul à les transgresser ou à persister dans leur ignorance ) : la liberté de conscience , la démocratie, la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité des visions du monde et des croyances, l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la réflexion et la critique du religieux dans les universités, la littérature , les médias “. Et il enfonce le clou page 31 : “ Tu le sais sans te l’avouer , la critique de l’Occident n’est pas si facile . Il est épuisé , il s’est beaucoup contredit , il a causé de terrifiantes destructions, mais sa complexité prodigieuse est d’avoir aussi fait avancer l’humanité toute entière à pas de géant depuis plusieurs siècles avec ses Droits de l’homme et son progrès scientifique . Et plus encore avec la “ sortie de la religion “ qu’il a initiée, et à laquelle tu persistes à ne rien comprendre ! “ .<br /> Amis musulmans , c’est à vous de jouer : on aimerait beaucoup que les meilleurs de vos intellectuels , qu’ils soient universitaires , journalistes ou imams soient enfin entendus . Abdennour Bidar reprend à Marcel Gauchet le concept capital de “ sortie de la religion “ . Paradoxalement , si l’Occident a réussi celle-ci...c’est à la religion chrétienne qu’il le doit ! En expliquant à l’homme qu’il est responsable de ses actes et non le jouet d’un destin écrit d’avance, auquel il devrait se soumettre , la chrétienté en a fait un être autonome , capable , selon la belle injonction de Kant, “ d’oser penser selon son propre entendement “ . Résultat ? Que nous soyons athées ou agnostiques , nous partageons sereinement l’essentiel avec les croyants : les valeurs . A commencer par la première d’entre elles : le souci de l’autre . Amis musulmans , que vous soyez croyants ou incroyants n’est pas le problème : montrez nous clairement que vous partagez nos valeurs . C’est à vous de jouer .
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D
Que l'Islam doive se réformer, j'en suis également convaincu. Et je suis fier de penser que la France a apporté au monde une réponse à cette question de la coexistence entre l'Etat et les divers cultes religieux. Notre loi sur la laïcité est, sans conteste, l'une des plus belles réponses de celles que l'esprit humain pouvait produire. Que la foi doive se soumette à la Loi est une certitude de la raison et un produit de l'Histoire, dont l'Islam peut utilement s'inspirer pour se réformer sans se trahir.
L
Cher Daniel,<br /> J'entends vos arguments et je les comprends . Mais vous permettrez de ne pas les partager car j'ai bien peur qu'ils soient sans effet sur la trivialité du réel . Nous sommes confrontés à une double menace . Extérieure , d'abord : une partie de l'Islam s'est radicalisée et rêve de dominer les pays démocratiques . Intérieure , ensuite : une partie des jeunes de banlieue , qui n'arrivent pas à trouver une place dans notre société et éprouvent à son égard une haine qu'on peut comprendre - ce qui ne veut pas dire accepter ! - sont manipulés par d'habiles stratèges au nom d'une conception "radicale" de l'Islam . Le premier problème ne peut être résolu que par une coalition internationale . On ne peut que se réjouir que François Hollande ait enfin compris que la Russie - pays de tradition judéo-chrétienne , faut-il le rappeler - était notre allié naturel en cette affaire . Le deuxième problème est plus compliqué : il exige à la fois que nous redoublions d'efforts pour mieux intégrer les jeunes de banlieue mais aussi que leur communauté fasse clairement le tri entre les assassins et les autres . Les millions de Français de tradition musulmane mais parfaitement intégrés et qui n'aspirent qu'à vivre en paix sont aujourd'hui au pied du mur : c'est à eux de manifester clairement leur attachement à nos valeurs . Y compris en faisant un vrai travail de remise en question de leur religion , comme le leur demandent les plus brillants de leurs intellectuels , à commencer par Abdennour Bidar . J'ai écrit un texte là-dessus , je vous l'envoie tout de suite .
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D
Merci pour votre commentaire très intéressant. A vrai dire, je ne suis pas certain que nous soyons franchement en désaccord vous et moi, en tout cas, pas sur tous les points. Je crois plutôt que nous envisageons le problème sous des angles différents. <br /> <br /> De votre côté, vous abordez la question de la riposte contre les attaques et dérives islamistes, de manière concrète, telles que nous les subissons factuellement ; vos propositions me paraissent tout à fait sensées. De mon côté, j'interroge la légitimité et la pertinence de la politique sécuritaire qu'on entend mettre en place en termes de riposte contre le terrorisme, au risque de remettre en question la liberté. Il faut garder à l'esprit ce genre de questionnement ; s'il ne suffit certes pas à apporter des réponses concrètes, il demeure plus que nécessaire pour éclairer le sens de l'action politique. Les bombardements en Syrie contre Daesh produiront-ils à eux seuls les effets escomptés? Ou devront-ils être suivis d'affrontements sur le terrain, dans une escalade qui est à craindre ? Les chefs d'état ne sont pas tous d'accord dans les états-majors... Plus largement, une politique sécuritaire peut-elle être mise en oeuvre sans restreindre les libertés? Là encore, les juristes et les philosophes ont des doutes. <br /> <br /> C'est pourquoi j'invite - et j'espère déjà y contribuer par mes articles - à un vaste débat public et démocratique. La liberté est notre bien le plus précieux. Trop précieux pour n'être confié qu'à des politiques.

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