Mustang ou les figures de la liberté (1/2).
C’est le début de l’été. C'est aussi le dernier jour de l'année scolaire. Sur le chemin du retour, Lale et ses quatre sœurs s’attardent le long de la plage et jouent avec des garçons. Juchées sur leurs épaules, telles de fières amazones, elles s’éclaboussent et se bousculent les unes les autres… sans se douter encore que ces jeux innocents vont déclencher un véritable scandale dans leur village. La maison familiale se transforme progressivement en prison, les cours de pratiques ménagères remplacent l’école et les mariages commencent à s’arranger. Entre les jeunes filles et les adultes, c'est le début de la confrontation...
Ce premier film de la jeune réalisatrice francoturque Deniz Gamze Ergüven est, selon moi, un coup de maître, tant pour sa beauté formelle que pour la force de son propos. Le portrait des jeunes filles pleines de fougue et de joie de vivre est absolument bouleversant. De ce point de vue, la séquence de préambule est magnifique : la cinéaste filme les longues crinières soyeuses des filles, leurs éclats de rire, leurs jeux dans l’écume des vagues et les reflets du soleil, leurs corps ondulants, souples et pleins de vigueur juvénile. Pour autant, les jeunes filles ne cherchent pas à s’exhiber ni à séduire les garçons. Si impudeur il y a, elle n’est pas dans leur conduite; elle est dans le regard des adultes. Ce sont en effet les adultes qui croient percevoir dans ces jeux la manifestation d’un érotisme débridé. Cette problématique les obsède, les fascine et les effraie. Et c’est sans doute cette ambivalence qui explique la violence de leurs réactions…
Je suis d’accord pour voir dans ce film « comme une métaphore de la schizophrénie turque, écartelée entre patriarcat et modernité », « une fable stylisée, qui file comme un cheval au galop». En revanche, je ne pense pas, comme l'affirme la critique de cinéma, que « le véritable sujet (du film), est la puissance subversive de la libido féminine. Les gardiens de l’ordre ont beau ériger des prisons pour l’étouffer, leurs murs ne résistent pas à sa force tellurique»[1]. La libido féminine, dans le film, un ressort puissant qui agit en creux (fantasmée ou honnie par les adultes). Mais la véritable question clairement posée par le film est celle de la liberté, à tel point qu’il m’est impossible de ne pas songer, en le voyant, à ce très beau texte de Nietzsche : Les trois métamorphoses de l’esprit[2]. Le film de la jeune cinéaste franco-turque constitue une parfaite illustration de ce magnifique texte de Nietzsche consacré au chemin de l’esprit en quête de la liberté véritable. Il me semble en effet que chacune des cinq héroïnes incarne une figure différente de la liberté en devenir.
La liberté n’est jamais donnée d’avance ; elle se conquiert. Selon Zarathoustra, elle advient selon un mouvement qui procède par transformations continues et successives. Par métamorphoses, précisément : « Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit: comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant »[3]. Dans ce texte aux allures de parabole évangélique, Nietzche explore précisément toutes les possibilités qui s’offrent à l’esprit humain pour affronter l’oppression et tenter de s’en affranchir: la soumission, la fuite, la résistance ou la création. En chacune de ses métamorphoses, l’esprit épouse des figures qui symbolisent les moments de ce processus : le chameau, le lion et l’enfant.
« Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit patient et vigoureux en qui domine le respect: sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant. ». La liberté ne s’exerce jamais à vide. Pour s’affirmer, elle a besoin de se confronter à la résistance du monde extérieur (la nature et/ou la société). La première attitude de l’esprit face à la contrainte est, bien entendu, l’acceptation, la soumission. Dans cette optique, le sérieux, l’engagement, le poids des responsabilités, l’humilité, l’abnégation, le dévouement, le maintien de l’ordre établi peuvent faire figure de consentement libre. Dans cette confrontation, l’esprit éprouve sa force et sa résistance à proportion du fardeau qu’il peut supporter. C’est la figure du chameau : « « L'esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants: tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. ». Cette acceptation du réel est vécue comme une forme d’héroïsme ; à défaut de pouvoir (ou de vouloir ?) changer le réel, on l’accepte, on l’endure et on le supporte tel qu’il s’impose à la volonté : « Qu'y a-t-il de plus pesant! Ainsi interroge l'esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse. ».
Nietzche évoque plusieurs formes de soumission et d’acceptation (mais que je ne puis ici détailler). Car la soumission offre bien des visages. Il y a celle de l’esclave qui, conscient de son impuissance à supprimer le rapport de force et de subordination qui l’opprime, l’accepte et s’y soumet pour rester en vie. A l’image des cinq sœurs séquestrées dans la maison familiale, qui s’efforcent par tous les moyens d’endurer l’ennui, les brimades, la promiscuité, la chaleur de l’été, l’autorité brutale. Plus encore, les deux sœurs les plus âgées finissent par se soumettre à la loi des mariages arrangés. A défaut de pouvoir se soustraire au régime patriarcal dans lequel on entend les enfermer, elles choisissent de fuir la prison du présent pour intégrer la prison d’un avenir déjà tout tracé : l’une parvient à épouser le garçon qu’elle aime, l’autre à épouser un parfait inconnu. Certes, la différence est importante, mais elle ne supprime pas les termes du problème : l’oppression, la soumission à la contrainte.
Il existe encore une autre forme de la soumission : celle de l’esclave qui aliène sa liberté en devenant le complice de la volonté de son maître. A cet égard, le portrait des adultes dans le film est tout à fait significatif : les adultes - hommes et femmes - reproduisent un schéma d’oppression séculaire parce qu’il leur confère - en apparence du moins - une place dans la société, un pouvoir sur le désir et sur le corps des femmes. Il n’est pas rare en effet, comme le remarque Spinoza, que des hommes "se battent pour leur servitude comme s'ils combattaient pour le salut de leur âme" [4]...
[1] Isabelle Régnier, dans le journal Le Monde du 20 mai 2015
[2] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
[3] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
[4] Baruch Spinoza, Traité Théologico-Politique.

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