Critique de la superstition avec Spinoza
Spinoza (1632-1677), philosophe, critique de la superstition, défenseur de l'Etat de droit et de la laïcité
Joie ! Durant toute cette semaine, dans Les Nouveaux Chemins de la Connaissance (NCC), l’émission de France Culture présentée par la pétillante et adorable Adèle Van Reeth, Spinoza est à l’honneur avec son Traité Théologico-Politique. Je ne peux que vous inciter vivement à suivre cette série d’émissions, soit en direct (pour les plus chanceux), soit en différé (en podscast) pour les autres. Mes lectrices et lecteurs comprendront rapidement le premier motif de mon enthousiasme: dès qu’on parle de Spinoza... Oui, je l’avoue sans détour : j’aime Spinoza, l’homme qu’il fut, tout autant que la force et la beauté de sa philosophie. Et précisément, dans le contexte social et politique douloureux dans lequel nous vivons depuis les attentats contre Charlie Hebdo, la pensée de Spinoza peut nous aider à puiser dans les forces de la pensée pour faire face à l’adversité, en l’occurrence le fanatisme religieux qui prétend nous imposer sa loi par la terreur et par le crime.
Ce n’est pas ici le lieu de présenter l’intégralité de cet ouvrage paru en 1670, en suivant son argumentaire complexe. Pour faire bref, le mieux est peut-être encore de laisser Spinoza exposer lui-même son projet. Dans une lettre qu'il adresse à son ami Oldenburg en septembre ou octobre 1665, Spinoza nous fournit en effet des indications intéressantes sur la teneur de l’ouvrage en cours de rédaction : « Je m’occupe à présent à composer un traité où j’exposerai ma manière de voir sur l’Ecriture. Les motifs qui m’ont fait entreprendre ce travail sont : primo, les préjugés des théologiens : à mes yeux le plus grand empêchement qui soit à l’étude de la philosophie ; je m’efforce donc de les rendre manifestes et d’en débarrasser l’esprit des hommes un peu cultivés ; secundo, l’opinion qu’a de moi le grand public ; on ne cesse de m’accuser d’athéisme, et je suis obligé de redresser autant que je le pourrai l’erreur faite à mon sujet ; tertio, mon désir de défendre par tous les moyens la liberté de pensée et de parole que l’autorité trop grande laissée aux pasteurs et leur jalousie menacent de supprimer dans ce pays » (Traité théologico-Politique, édition Charles Appuhn, notice, Paris, 1965, Garnier-Flammarion).
En un mot, il s’agit pour Spinoza de combattre la superstition religieuse, de soumettre les préjugés des théologiens au scalpel de la raison et de montrer comment l’alliance objective du pouvoir religieux et du pouvoir politique constitue un puissant moyen de contrôler le peuple et d’empêcher la liberté de penser. La plupart des hommes sont naturellement enclins à la superstition, parce qu’ils ne comprennent pas l’ordre universel de la Nature, ne maîtrisent pas le cours de leur vie et ne peuvent prévoir leur avenir, de sorte qu’ils vivent en oscillant perpétuellement entre la crainte et l’espoir. Loin de les en guérir, les prêtres, les pasteurs, les imams et les rabbins encouragent la superstition, parce qu’elle sert leurs intérêts, contribue à asseoir leur autorité et à garantir leur pouvoir. Or, « Nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition ».
Pour Spinoza, la superstition est le contraire de la vraie religion. Là où la vraie religion nous enseigne l’amour et le respect de la divinité ainsi que l’amour et la compassion envers autrui, la superstition, quant à elle, est un délire consiste à renverser l’ordre de la nature pour le soumettre aux extravagances des désirs et de l’imagination des hommes, bref à leur folie et à leur insatiable cupidité : « les hommes forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux » (Traité Théologico-Politique, préface). Mais ce qui est encore plus grave, c’est que ce pouvoir des autorités religieuses sur les âmes se redouble et se renforce par l’alliance avec le pouvoir politique (de ce point de vue, la monarchie absolue de droit divin fait figure d’archétype).
On l’aura compris : le véritable adversaire de Spinoza est cette organisation sociale et politique fondée sur l’alliance objective des autorités théologiques et du pouvoir politique, autrement dit de la religion et de l’Etat. Spinoza n’en fait pas mystère : « Le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme. Par contre, on ne peut rien concevoir ni tenter de plus fâcheux dans une libre république, puisqu’il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. ». Comment ne pas faire le lien avec les terroristes, des faibles d’esprit, qui tuent en suivant les discours de religieux fanatiques et en croyant gagner le paradis, qui « combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut » ?
Et Spinoza d’ajouter : « Quant aux séditions excitées sous couleur de religion, elles naissent uniquement de ce que les lois sont établies concernant les objets de spéculation et de ce que les opinions sont tenues pour coupables et condamnées comme si elles étaient des crimes ; leurs défenseurs et partisans sont immolés non au salut de l’Etat, mais à la haine et à la cruauté de leurs adversaires. Si tel était le droit public que seuls les actes pussent être poursuivis, les paroles n’étant jamais punies, les séditions ne pourraient se parer des apparences de droit, et les controverses ne tourneraient pas en séditions». Seuls les actes doivent pouvoir être jugés coupables, et non les opinions ; tel est le principe de justice que retient Spinoza contre l’arbitraire du pouvoir d’Etat et du clergé, prompt à châtier les hérétiques, les incroyants, les impies.
La laïcité consiste précisément à disjoindre ces deux ordres (le théologique et le politique) et à garantir la liberté d’expression de toutes les opinions, de toutes les confessions, de toutes les obédiences, de la croyance comme de l’incroyance. On remarquera ici que Spinoza ne retient pas les accusations de « délit d’opinion » : Caricaturer un prophète relève de la pensée et du discours. Inversement, inciter à la guerre sainte, n’est-ce pas inciter à la sédition et au meurtre ? A la fin de l’ouvrage, Spinoza reviendra plus précisément sur les limites qu’il convient d’apporter à la liberté de pensée et de parole.
Autant dire que dès la parution de son ouvrage, Spinoza fut traité d’hérétique, d’impie et que son ouvrage provoqua un immense scandale. C’est pourquoi, aujourd’hui, plus que jamais, il me paraît urgent de prendre le temps de réfléchir avec Spinoza, à la critique de la superstition (à ses causes naturelles autant qu’à ses formes institutionnelles) et à ce que signifie véritablement la liberté de pensée, de parole et de communication.
Merci Adèle !

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