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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

25 Jan

Des bonhommes de neige impies et sacrilèges

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #POLITIQUE, #ART

Le bonhomme de neige

Le bonhomme de neige

Les jours d'hiver, lorsque souffle la bise et que tombent les gros flocons, quelle plus grande joie pour les enfants que de confectionner des bonhommes de neige? Mais qu'arrive-t-il lorsque, par mégarde, l'un de ces bonhommes de neige, s'avisant de chercher un peu de chaleur et de réconfort, s'approche trop près d'un poêle? Il ne laisse derrière lui "que sa pipe au milieu d'une qu'une flaque d'eau, que sa pipe et son vieux chapeau". Avec humour et tendresse, Jacques Prévert s'efforce de prévenir les enfants contre une possible déception: inévitablement, après la rigueur de l'hiver vient la douceur du printemps. Les bonhommes de neige ne sont pas éternels.


Il n'empêche que les enfants aiment à fabriquer ces figurines à forme humaine. A travers elles, ils exercent bien sûr leur aptitude à l'imitation, mais encore ils s'y reconnaissent. Aristote affirme qu'Il y a chez l'homme une aptitude spontanée à l'imitation, et qu'elle constitue pour lui une source intarissable de plaisir et de connaissances:"Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à l'imitation, et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières connaissances). Et tous les hommes prennent plaisir aux imitations." 1 Car c'est en reproduisant les objets de la perception que l'on développe toutes sortes de facultés: le sens de l'observation, l'effort intellectuel qui vise à saisir intuitivement la forme et la structure du sujet de la représentation et, bien entendu, l'habileté technique sans laquelle aucune forme d'art ne pourrait exister.


Historiquement, ce sont les philosophes arabes - notamment Avicenne et Averroès -  qui ont permis à l'Occident, grâce à leurs traductions et à leurs commentaires savants, de redécouvrir les traités d'Aristote qu'on croyait perdus à jamais. Mais il faut croire que ce passé glorieux de la pensée arabe a sombré dans l'oubli.


J'en veux pour preuve l'incident rapporté ces derniers jours par le journal Libération: " A la suite des récentes chutes de neige dans le nord du pays, le cheik Mohammad Saleh Al Munadjid a formellement interdit la fabrication de bonhommes de neige, y voyant la fabrication d'idoles impies". 2 Idoles (du mot grec eïdolov qui signifie "image", représentation visuelle et, par extension, "image représentant une divinité adorée comme Dieu lui-même"). Il fallait y penser: souvent l'exception confirme la règle, et il se pourrait bien que le miracle d'une rarissime chute de neige finisse, si l'on n'y prend pas garde, par instiller dans l'esprit des enfants la tentation pernicieuse de l'idôlatrie.


Cette querelle byzantine de l'iconoclasme est née entre le huitième et le neuvième siècle de notre ère en plein coeur de la chrétienté: fallait-il ou non représenter le Christ (fils de Dieu) sous la forme d'un être humain? N'était-ce pas, par principe, attenter à son auguste divinité en figurant ses attributs humains, en faisant état de son incarnation précisément? La question n'est pas en soi stupide, et je ne puis ici en effleurer que quelques aspects: quel est le statut ontologique d'une image par rapport à l'être ou à la chose qui lui sert de référent? Une image est-elle simple représentation ou véritable présentification de l'être des êtres, de l'être des choses? L'image n'est-elle que la matérialisation d'une idée (celle d'un être divin, ou celle d'un objet trivial) ou la captation de son essence? L'image se borne-t-elle à renvoyer à une réalité indépendante (profane ou sacrée) ou, au contraire, possède-t-elle la puissance d'incarner et d'incorporer une partie de l'être représenté? Dans le premier cas, l'image n'aurait guère plus de consistance que celle d'une chimère née de l'imagination, d'une fantaisie, voire d'un fantasme; dans le second, en revanche, elle recèlerait sous la chatoyance de ses apparences la présence de la divinité. Derrière l'image, dans la statue, derrière le masque, se tient la divinité. En silence, elle veille sur nous autres, pauvres pécheurs...

 

Il ne faudrait pas se hâter de conclure trop vite, au nom d'un progressisme consensuel et de bon aloi, en affirmant que l'image n'est que pure représentation. Car si nous chérissons l'art du portrait, c'est toujours à cette double condition qu'il fasse l'objet d'une mise en scène prélable et, surtout, l'objet de notre consentement. Car nous redoutons au moins autant que nous admirons ce pouvoir magique de l'image qui consiste à capter notre reflet. Peu d'entre nous, en effet, tolèrent d'être photographiés à l'improviste et au saut du lit... Et que dire de cet acte hérétique d'un Serge Gainsbourg brûlant devant la caméra de télévision un billet d'une valeur de cinq cents francs? Son geste  provoqua un véritable scandale parmi les bien-pensants:  ce bohémien et ce nanti offensait le symbole de la France (la monnaie est propriété de l'Etat) en même temps qu'il insultait les classes laborieuses (qui ont tant de mal à boucler leurs fins de mois) !... Pour ma part, j'ai perçu dans cet acte hérétique une signification poétique et politique, car il atteignait le coeur de notre rapport fétichiste à l'argent.

 

Il n'en demeure pas moins que cette doctrine de l'iconoclasme tendant à supprimer le culte des images saintes donna naissance, sous les empereurs tès chrétiens Léon III l'Isaurien et son fils Constantin V, à un mouvement politique accompagné de persécutions: les tableaux et les statues furent saccagés, les peintres et les sculpteurs exécutés.

 

Voilà le triste état de servitude dans lequel les autorités théologico-politiques menacent sans cesse de replonger les hommes. Des burins contre des fresques et des statues, des bûchers contre des livres, des kalachnikovs contre des caricatures, ainsi se manifeste  la haine millénaire et implaccable des hommes de pouvoir contre les effets de possibles de l'art : la dérision, le comique, la caricature. Ces malades bouffis d'orgueil, amputés du coeur et de l'esprit, prétendent encore aujourd'hui nous imposer leur loi pleine de haine et de ressentiment.

 

Quelques siècles plus tard, s'incrivant pour partie dans la continuité d'Aristote,  G.W.F Hegel, philosophe allemand du 19ème siècle, revient sur la question de l'imitation. Lorsqu'il veut montrer de quelle manière l'homme accède à la conscience de soi, à la conscience de son être, il retient deux modalités: la réflexion et l'action. La première désigne évidemment la capacité à la spéculation, à l'abstraction, à l'introspection. La seconde renvoie à la capacité de l'homme à agir et à transformer le monde extérieur pour lui imposer son cachet personnel. A ce propos, Hegel fait cette remarque éclairante: "L’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel ... On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut avoir des choses dont il soit l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art. » 3

 

Faudra-t-il désormais empêcher les enfants de jeter des pierres dans l'eau pour faire des ronds et des ricochets?

 

 

1. Aristote, Poétique, (IVème siècle av. J.C.). Dans son roman Le Nom de la rose, Umberto Eco (prix Médicis étranger 1982, adapté par Jean-Jacques Annaud en 1986) nous rappelle que ce texte , la Poétique d'Aristote, était censuré dans les monastères car considéré comme impie, au motif que si l'on autorise les hommes à rire, le risque est grand pour que, tôt ou tard, ils finissent par rire de Dieu, leur créateur.

2. Journal Libération du 13 janvier 2015.

3. G.W.F Hegel, Esthétique, 1835.

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H
La rationalité n'est pas universelle, c'est propre à une culture, et l'individu n'est pas autonome par rapport à la raison, il n'en a qu'une, celle de sa société. Il est donc facile de dire que sa raison est la vérité et que les autres sont des abrutis. Généralement, nous ne voyons pas nos chaînes, mais nous n'envions pas celles des autres. La question de savoir s'il y a une meilleure servitude qu'une autre est sans réponse tant que nous ne comprendrons pas cela. Aujourd'hui, nous sommes la culture dominante, il est quelque peu déplacé de dire à quelqu'un que nous aurions volontairement blessé et qui souffre que ses agissements ne sont pas opportuns, sauf si nous cherchons des justifications pour l'achever.
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L
la bêtise humaine jusque dans les flocons de neige ! tristes temps
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D
Oui, en effet. DGL

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