Le moi: réalité ou illusion? (1/2)
Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
Blaise PASCAL, Pensées, 1670, édition Brunschvicg, fragment 323.
Ce fragment 323 des Pensées constitue sans doute l’un des textes les plus troublants de la métaphysique occidentale. Pascal y aborde la question du “moi”. Cette notion est universellement invoquée pour désigner ce qui fait l’identité et la singularité de la personne humaine. Et de fait, chacun y recourt familièrement avec la certitude qu’elle renvoie à une réalité permanente et stable, à la manière d’un noyau substantiel et indestructible. Mais quelle part de vérité se trouve contenue dans cette représentation?
Etrangement, à mesure que Pascal progresse dans son analyse, les certitudes concernant le moi s’affaissent les unes après les autres. Et ceci est d’autant plus dérangeant que l’analyse s’aventure dans une direction inattendue: la question de ce rapport privilégié à autrui qu’est l’amour. Qui aime-t-on vraiment lorsque nous aimons? En quelques lignes, Pascal nous entraine dans un abîme de perplexité et nous pose cette question: le moi est-il réalité ou illusion?
I. Enquête sur le moi.
La question “Qu’est-ce que le moi ?“ est la question philosophique par excellence depuis Socrate, puisqu’elle porte sur l’essence, sur ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est: qu’est-ce que le beau? La vertu? Le courage? Il est à noter que cette question ne se confond pas avec la question d’ordre psychologique qui pourrait se formuler ainsi: “qui suis-je ?“. Elle n’appelle pas l’auteur ou le lecteur à s’interroger sur lui-même, à se livrer à une introspection, mais à définir l’essence de ce que l’on appelle le “moi”. Or, précisément, cette définition, pour être valable, doit être universelle. Il s’agit donc de produire le concept de cette “réalité” que l’on appelle le “moi”. Mais comment procéder à une telle analyse? Classiquement, pour atteindre l’essence d’une chose ou d’un être, on procède par élimination: on dépasse les apparences, les qualités extérieures, pour atteindre l’essence, le noyau substantiel. C’est précisément la démarche suivie par Pascal au début du texte.
Pour parvenir à une définition du « moi », Pascal envisage une situation concrète: celle d’un homme qui se met à la fenêtre pour regarder les passants dans la rue. Le recours à ce genre de situation impersonnelle ne peut que surprendre, car comment pourrait-on saisir le “moi” d’une personne en la voyant passer dans la rue? Et pourtant, par effet de contraste, Pascal nous renforce dans une certaine idée de ce qu’est le “moi”: une sorte de noyau substantiel qui demeure caché, invisible et donc inobservable de l’extérieur. C’est pourquoi la réponse à la question ne nous surprend guère: “Non, car il ne pense pas à moi en particulier.” En effet, comment ce qu’il y a de plus intime et de plus personnel pourrait-il être aperçu dans la plus impersonnelle des situations (une personne au milieu de la foule) ?
Pascal va donc poser le problème d’une autre manière, en recourant cette fois à la situation de l’amour. De fait, il semble bien qu’une telle solution puisse nous permettre d’atteindre ce que nous cherchons. C’est en tout cas une certitude universellement admise: aimer quelqu’un, c’est bien entendu l’aimer “pour lui-même”, pour son “moi”.
On remarquera au passage qu’à travers ces deux hypothèses, Pascal vient de balayer l’éventail de toutes les relations humaines possibles: de la plus impersonnelle à la plus personnelle qui soit.
Or, contre toute attente, au fil de son investigation, Pascal parvient à chaque fois à une conclusion négative concernant le moi et l’amour. Sans cesse, le moi nous échappe.
S’agissant du moi, l’expérience nous apprend que la vérole peut ravager un visage sans détruire la personne; de même, la mémoire, l’humour, la bonté peuvent s’altérer au fil du temps... Ces qualités ne constituent donc pas le moi “puisqu’elles peuvent disparaître sans tuer la personne”. La personne demeure toujours la même; les fondements de son identité n’en sont pas ébranlés, même si sa personnalité s’en trouve affectée. Par conséquent, le moi, par essence, n’«est» ni beau, ni intelligent, ni bon, ni spirituel. Comment se fait-il donc que, en dépit des changements qui surviennent, une personne puisse demeurer la même? Précisément, la notion du moi est supposée résoudre ce paradoxe de la permanence dans le changement, de l’identité de l’être dans la multiplicité de ses manifestations.
En outre, l’analyse de Pascal pose la question de l’amour. Qu’aimons-nous vraiment lorsque nous aimons quelqu’un: son “moi” ou seulement des qualités? Lorsque ses qualités viennent à disparaître, que reste-t-il de notre amour? Sur cette question, la réponse de Pascal se révèle déroutante, une fois de plus. Car nous croyons que l’amour nous permet d’accéder au moi de la personne aimée et, en outre, nous nous plaisons à établir des distinctions entre les formes de l’amour. Si l’amour porte sur les qualités physiques de la personne, il n’est que superficialité et inconstance; inversement, s’il porte sur les qualités morales et intellectuelles, il est gage de la profondeur et de la constance de nos sentiments.
Mais voilà: Pascal nous montre que, dans les deux cas, les qualités sont “périssables” et qu’elles ne “font pas le moi” (puisque le moi est supposé demeurer identique, permanent, stable). Par conséquent, aimer une personne pour ses qualités physiques ou morales, ce n’est jamais l’aimer pour elle-même, mais seulement pour des qualités transitoires, périssables. Pour les mêmes raisons, il n’est peut-être pas plus superficiel d’aimer quelqu’un pour ses qualités physiques qu’il n’est profond de l’aimer pour des qualités morales puisque, dans les deux cas, les qualités sont changeantes, périssables et qu’elles ne “font pas le moi”. Toujours, l’identité de la personne d’autrui nous échappe!
Pascal suggère donc ici que, si une personne peut perdre telle ou telle qualité du corps ou de l’esprit, c’est peut-être que l’amour repose sur une illusion lorsqu’il prétend élire et rencontrer son objet. Là encore, l’expérience des choses humaines semble corroborer l’analyse de Pascal: nous aimons louer les qualités de la personne aimée, les célébrer comme les causes de notre amour. Mais lorsque l’amour vient à disparaître, nous ne percevons plus ces mêmes qualités. Mais alors, qu’avons-nous cru aimer jusqu’ici? La personne pour elle-même ou seulement des qualités?
II. Vertigineuses impasses.
Les analyses précédentes ont ruiné l’illusion de l’amour et nous ont conduit dans une impasse: nous n’avons pas trouvé le moi. C’est pourquoi Pascal se demande : “Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ?” Pascal ne pose plus la question “Qu’est-ce que le moi?”, mais la question “Où est le moi?”. Le changement de direction est extraordinaire! La première question portait sur l’essence du moi et semblait en admettre l’existence (car on ne cherche pas la définition d’une chose qui n’existe pas). La seconde, en revanche, porte sur l’existence du moi : si nous n’avons pu le trouver, c’est peut-être parce qu’il n’existe pas!...
Mais cette impasse nous conduit également à un dilemme, c’est-à-dire à un choix crucial mais impossible à faire. Car de deux choses l’une: ou bien le moi existe, ou bien il n’existe pas. S’il existe, il demeure inaccessible, inconnaissable. Dans ce cas, nous ne pouvons aimer que “des qualités périssables qui ne font pas le moi “. Donc, nous ratons le “moi”. Inversement, si le moi n’existe pas, comment peut-on aimer quelqu’un “pour lui-même”. Pourrait-on aimer “la substance de l’âme abstraitement”, indépendamment de ses qualités se demande Pascal?
Pourrait-on aimer quelqu’un en faisant abstraction de ses qualités? Cette hypothèse semble peu crédible en effet. Il faut noter que Pascal semble ici se moquer de « la chose pensante » dont Descartes nous dit qu’elle constitue à la fois le sujet et l’objet de la pensée. Dans le cogito, le sujet qui se découvre par la pensée ne saisit pas son identité personnelle (ni les aspects de sa personnalité ni les méandres de son histoire), mais seulement la puissance de penser qui est en lui. En d’autres termes, l’intuition fulgurante du « cogito ergo sum » ne révèle pas un sujet singulier et concret, mais un sujet universel abstrait. Précisément, « une chose pensante, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison» 1. Toute personne s’avisant de reconduire cette expérience de pensée parviendrait au même résultat: à l’origine de l’acte de penser, de douter, il y a un esprit. Le penseur se découvre dans l’activité même de la pensée.
Mais le propos de Pascal va plus loin. Il voit bien qu’il paraît difficile d’aimer quelqu’un abstraitement. Cela semble non seulement impossible, mais encore cela serait injuste. Impossible, car ce sont précisément les qualités de la personne (sa beauté, sa gentillesse, sa bonté, son intelligence, son humanité ...) qui nous poussent à l’aimer. On n’aime jamais “l’âme d’une personne abstraitement, et indépendamment de ses qualités”. En outre, cela serait injuste, car aimer quelqu’un sans prendre en considération ses qualités, cela reviendrait à aimer, par exemple, de la même façon un homme bon et un homme mauvais. Or, le principe même de la justice consiste à traiter les autres en fonction de leurs mérites personnels.
Comme nous l’avons déjà dit, l’amour humain ne peut naître que sur la considération des qualités de l’être aimé. Seul le précepte de l’amour chrétien peut nous enjoindre d’aimer autrui sans considérer ses qualités singulières et particulières: femme honnête ou adultère, prostituée, percepteur véreux ou humble charpentier, tous sont enfants de Dieu. «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» : autrement dit, tu aimeras autrui non pas en raison de telle ou telle qualité, mais en raison de son statut générique, en tant qu’il est ton semblable. L’amour chrétien constitue-t-il le modèle de tout amour véritable ? Dans un ouvrage qui avait pour but de faire l’apologie de la religion chrétienne, la remarque a son importance…
1. René Descartes, Méditations Métaphysiques (2ème), 1641.

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