Le cirque et la république.
Le président de la République aurait une relation secrète avec une comédienne. Voilà donc l’événement qui défraie la chronique depuis quelques jours. Ce n’est pas tant l’affaire en elle-même qui m’interroge que les interrogations qu’elle soulève un peu partout autour de moi.
Le président de la République a-t-il, oui ou non, droit à une vie privée?
La question est intéressante et, de surcroît, paraît tout à fait légitime. Mais l’est-elle vraiment ? Je n’en suis pas certain. Et pour tout dire, cette question me choque beaucoup. Pourquoi le président devrait-il être privé de sa vie privée? Pourquoi un principe qui vaut pour tous les citoyens, sans exception possible, devrait-il ne pas s’appliquer pour le plus éminent d’entre eux ? Le Président de la République serait-il au-dessus des lois ou, pire encore, hors-la-loi ?
La distinction entre vie privée et vie publique est l’un des principes fondateurs de notre droit ; non seulement de notre droit français, mais de tout Etat de droit. C’est par précisément par la reconnaissance et l’application de ces principes que les citoyens acquièrent une liberté véritable. Que signifie la liberté de conscience et de culte, par exemple, si n’est pas admis le principe d’un droit à la vie privée?
Pour tout être humain, il existe la distinction entre ce qu’il doit aux autres et ce qu’il se doit à lui-même. En intégrant une communauté, l’individu acquiert des droits et des devoirs. Qu’il s’agisse de la communauté politique, de la vie professionnelle, de la vie sociale, la loi confère à chacun d’entre nous un statut très précis (celui de citoyen, de travailleur, de militant…), des droits et des devoirs. La loi règle nos rapports à autrui dans tous les aspects de notre vie publique (le code civil, le code pénal, le code du travail...), et c’est par elle que nous sommes libres. La loi sur la laïcité reconnaît et garantit une liberté de conscience et de culte pour tout citoyen; de ce fait, elle reconnaît et garantit le droit à une vie privée pour tous les citoyens : la dimension de la vie intérieure et personnelle qui échappe à tout contrôle de l’Etat et de l’Eglise. C’est la dimension de l’existence où chaque être humain se trouve confronté à lui-même, à sa solitude, à ses croyances, à ses pensées, à ses rêves, à ses convictions, à ses désirs, à son histoire, à ses blessures, à ses doutes…
Le président de la République a-t-il ou non droit à une vie privée? Assurément oui, car je ne vois pas au nom de quelle exception on pourrait lui dénier ce droit! Cela serait contraire à toutes les règles du droit ! La vie publique se définit par opposition à la vie privée, tout comme l’intérêt général par opposition à l’intérêt particulier. Supprimer l’un, c’est supprimer l’autre du même coup. Pour générale qu’elle soit, cette distinction entre vie privée et vie publique est fondamentale car fondatrice: avec elle se joue une part de notre modernité politique.
Seuls les régimes totalitaires ont intérêt à récuser ces principes fondamentaux du droit pour mieux contrôler les hommes et les maintenir dans la servitude. Le principe du respect de la vie privée est disqualifié, bafoué et partout traqué, qualifié de « bourgeois», de «contre-révolutionnaire». Ce principe se trouve brutalement remplacé par d’autres principes : l'hyper-politisation de toute activité (écrire un poème, fredonner une mélodie, tomber amoureux...), le primat absolu du collectif sur l’individuel, l’obéissance absolue au parti ou à la religion qui prend le pouvoir et qui instaure un régime fondé sur la délation, l’arbitraire et la terreur.
Certes, je conçois bien que la fonction de chef de l’Etat implique certains aménagements. Le respect de la vie privée, pour un chef d’Etat, ne saurait s’exercer de manière inconditionnelle. Entre la personne privée du simple citoyen et le statut de chef de l’Etat, la séparation est toujours fragile et éminemment plastique. Mais elle n’est pas soluble dans l’air nauséabond des scandales. Certes, le chef de l’Etat ne peut user de son téléphone portable sans courir le risque que ses conversations privées ne soient interceptées et espionnées par les services secrets des puissances étrangères (ennemies… ou alliées). Mais doit-il être placé sur écoute en permanence? Certes, le chef de l’Etat ne peut aller et venir nuitamment dans les rues de Paris, pour se rendre au domicile d’une gente dame, sans que sa sécurité ne soit complètement assurée. Mais devrait-on soumettre cette dame à la question pour s’assurer qu’elle n’est point une espionne? Ou placer des gardes du corps sous le lit pour déjouer toute tentative d’assassinat?
Les révélations sur cette affaire tendent à montrer que l’impétrant n’a guère fait preuve de prudence, et qu’il s’est montré bien léger. Pouvait-il s’autoriser à suivre son cœur en faisant fi de la raison d’Etat ? C’est à lui seul qu’il appartient de répondre… et de s’expliquer avec sa compagne. Néanmoins, ni le poids de ses fautes personnelles ni le poids de ses charges publiques n’abolissent son droit à une vie privée.
Le temps est heureusement révolu où un monarque pouvait sans ciller affirmer : « L’Etat, c’est moi ». Un jour, le peuple français, très en colère lui a répondu: « l’Etat, c'est nous». Le peuple a décidé que l'on pouvait tout à fait distinguer entre l'homme et la personne. De l'Etat, il s'est emparé ; au roi, la tête il a coupé. La face du monde s’en est trouvée changée. Le peuple français éprouverait-il encore des remords qu’il supporte mal l'idée qu'un président de la République puisse, à ses heures perdues, redevenir une personne privée?
Dans toute cette histoire, j’y vois une regrettable tragi-comédie. Un homme tombe amoureux d’une autre femme, ne sait résister aux élans de son cœur, et se laisse berner par la servante aux aguets. Le bon peuple, excité par des scribouillards sans vergogne et par des experts patentés, ne sait plus s’il doit rire ou pleurer, et encore moins s’il doit garder confiance en cet homme manifestement incapable de gouverner son coeur et ses ardeurs. Ce qui me paraît beaucoup plus grave, en revanche, c’est de sembler remettre en question, au moindre scandale, les principes de l’Etat de droit qui furent conçus et forgés dans le sang, puis exportés dans le monde entier. Et d’oublier aussi peut-être que la vertu et la politique font souvent mauvais ménage. De la conquête du pouvoir au pouvoir de conquête, le passage est aisé. Un homme d’Etat peut tout à la fois être un bon gouvernant, un amant délicieux et un mauvais époux.
La chose n'est pas rare...
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