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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

11 Oct

La philosophie, au cœur de notre vie

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #ETHIQUE, #iPhilo, #Liberté, #Montaigne

La chute d'Icare, temple de la Concorde, Agrigente, Sicile (photo de l'auteur)

La chute d'Icare, temple de la Concorde, Agrigente, Sicile (photo de l'auteur)

 

« Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies »En une formule dense, élégante et incisive, Montaigne exprime avec force le projet fondamental de la philosophie comprise comme recherche du savoir et amour de la sagesse.

 

S’il me fallait expliquer brièvement – en une phrase - en quoi consiste la philosophie à des non spécialistes, je choisirais, entre toutes les options possibles, celle-ci qui est de Montaigne : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies.» 1. Montaigne nous rappelle que c’est dans notre vie, et non dans nos paroles, que notre pensée se reflète véritablement. C'est pourquoi il nous enjoint de ne point proférer des paroles et des discours que le cours de notre vie pourrait démentir. Les paroles s’envolent, les actions perdurent… Mettre en accord nos paroles avec nos pensées : c’est non seulement un excellent principe de pédagogie, mais encore de philosophie (il ne serait d'ailleurs pas difficile de montrer que la seconde est étroitement associée à la première). Dans sa formulation ramassée, élégante, nette et incisive, cette affirmation de Montaigne exprime avec force le projet fondamental et l’exigence suprême de la philosophie comprise comme recherche du savoir et amour de la sagesse.

Si le sens de la formule se comprend aisément, sa portée en revanche fait difficulté. D’abord parce qu’elle remet en question une certaine idée de la philosophie : n’est-elle pas d’abord affaire de spécialistes ? Ensuite, parce qu’elle nous enjoint de nous soumettre à une épreuve exigeante : sommes-nous toujours capables de concilier nos paroles et nos actes, emportés que nous sommes dans l’écheveau de nos passions et de situations inextricables et mouvantes ?

 

La preuve par les faits

Si le projet fondamental de la philosophie est de nous enseigner à bien vivre (et à bien mourir, car l’un ne va pas sans l’autre), alors il importe de tout mettre en œuvre pour obtenir une vie réussie et faire en sorte que nous n’ayons ni trop de remords en la vivant, ni trop de regrets en la quittant. Or un tel projet n’est réalisable qu’à la condition expresse de savoir accorder ensemble nos pensées, nos paroles et nos actes. Dans la formule : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies. », le terme de discours renvoie tout autant à la pensée, saisie dans l’une de ses caractéristiques essentielles (la discursivité), qu’à l’expression de la parole (quand elle s’efforce à quelque cohérence). Il s’agit donc, nous dit Montaigne, de faire preuve de raison non seulement dans l’élaboration de nos raisonnements et de nos propos (comme des êtres rationnels), mais encore dans la conduite de nos actions (comme des êtres raisonnables). Et, de fait, nous pouvons bien lire les gros traités de la philosophie, de la théologie et de la science, mais à quoi cela sert-il si nous nous montrons, dans les faits, incapables d’en tirer des enseignements et de les mettre ensuite en pratique ? De même, nous pouvons bien prodiguer moult conseils à autrui ; mais que valent-ils si nous ne nous les appliquons pas d’abord à nous-mêmes ? Et, enfin, que penser d’un homme qui égorge son semblable en prétendant œuvrer pour le bien de ce dernier, au nom de la « vraie » religion et du « vrai » Dieu? Nos justifications, rapportées à l’impact de nos actions concrètes, pèsent d’un poids bien léger... La philosophie est d’abord une école de cohérence et de rigueur.

 

Une philosophie à hauteur d'homme

Pour Montaigne, la philosophie est comprise comme art de vivre ; elle reste à hauteur d’homme. Et peu importe que nous ayons ou non des connaissances particulières en philosophie, envisagée cette fois comme une discipline scolaire qui s’enseigne au lycée et à l'université ! D’ailleurs, Montaigne se moque et s’agace des conceptions élevées, austères et intransigeantes, qui rendent la philosophie peu attirante : « On a grand tort de peindre la philosophie comme inaccessible aux enfants et avec un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masquée de ce faux visage pâle et hideux ? Il n’est rien de plus gai, de plus allègre et s’en faut que ne dise folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et abattue montre qu’elle n’a plus là son gîte » 2. Dans un chapitre consacré à l’éducation des enfants, Montaigne affirme que la philosophie doit rester accessible à tous, aux  adultes comme aux enfants. Car dès leur plus jeune âge, ces derniers développent  une conscience aiguë de ce qui  vaut ou ne vaut  pas, par exemple de ce qui est juste ou injuste. Merveilleux humanisme de Montaigne qui inscrit la philosophie dans le programme d’éducation des enfants ! En fait, il ne s’agit pas seulement de pédagogie, mais encore et surtout d’éthique : la vie suit son cours tumultueux et inexorable et ne souffre pas de délais. Montaigne pointe la véritable difficulté : « On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent étudiants ont attrapé la vérole avant d’être arrivés à la leçon que leur fait Aristote sur la tempérance »3. L’amour n’attend pas, et l’on expérimente bien plus vite les effets d’une maladie vénérienne que les enseignements d’un traité de philosophie.

Qu’est-ce que philosopher en effet ? C’est faire usage de notre raison pour rechercher, pour nous-mêmes et par notre propre effort, le Souverain Bien, un bien qui réunit toutes les fins auxquelles nous pourrions aspirer, et susceptible de nous aider à réussir notre vie. Le bonheur?4 La justice?5 Le pouvoir?6 La liberté?7 Le plaisir?8 Mais quelle que soit la réponse - à supposer qu’il y en ait une meilleure que les autres… -, l’important consiste dans cette recherche qui nous engage parce qu’elle nous concerne personnellement, et que nul d’autre – ni les hommes politiques ni les chefs religieux - ne peut faire à notre place. En ce sens, le cours de nos vies constitue la preuve indiscutable de la véracité ou, au contraire, de l’inanité de nos discours, et de notre capacité à vivre conformément à nos idéaux et à nos convictions. Certes, il s’agit d’un idéal vers lequel nous devons tendre, et non d’une norme à laquelle nous devrions nous soumettre. Car nous ne sommes jamais ni assez forts pour mener à bien tous nos projets ni assez clairvoyants pour éviter de commettre des erreurs, voire des fautes.

Toutefois, nous pourrions à bon droit nous demander quel est le statut de ce miroir ? Il constitue bien sûr l'instrument indispensable sans lequel la réflexivité serait tout bonnement impossible. Notons au passage que la réflexion désigne autant l’activité du sujet pensant qui réfléchit sur lui-même que celle du miroir qui réfléchit passivement des ondes lumineuses. Pour autant, quelle est la valeur de ce reflet ? Le miroir nous permet-il de nous connaître dans une totale transparence ou, au contraire, nous fourvoie-t-il en nous renvoyant une image trompeuse et illusoire de nous-mêmes ? « Connais-toi toi-même » : cette devise de Socrate, au fondement de la vie éthique comprise comme souci de soi 9, est-elle applicable sans médiations ni précautions? La psychanalyse, qui semble donner à la devise socratique un sens nouveau, nous enseigne que la conscience est d’abord le lieu de toutes les illusions que le sujet se forge sur lui-même et sur le monde et que, loin d’être transparente à elle-même, elle est le jouet de forces et de processus dont elle ne peut rien ni ne veut rien savoir. La cure analytique consiste précisément dans ce travail d’exploration de l’inconscient psychique, cette face cachée de notre moi (l’ensemble de représentations et des désirs refoulés). La vérité ne nous est pas donnée d’abord ; elle est le fruit d’une conquête, d'une libération intérieure.

 

La suprême épreuve

Cette formule de Montaigne nous confronte également à la suprême épreuve, celle par laquelle tout art de vivre véritable trouve sa consécration : l'action. Il faudrait vivre d’abord et parler ensuite. C’est, dit-on, l’apanage  des anciens: l'expérience vécue et réfléchie leur apporte clairvoyance et sagesse. Et reconnaissons que nos oreilles y gagneraient un certain repos, et notre esprit une bénéfique tranquillité… Il faudrait ensuite - et surtout - accepter, à tout âge, d’apprendre de nos erreurs, de remettre en question nos certitudes et nos principes les plus assurés. Car le cours de nos vies est rarement conforme à l’idée que nous en faisions préalablement. En outre, le monde est en perpétuel devenir, rien n’y est fixe ni immuable. Mais comment, dès lors, concilier cette perpétuelle mutation du monde et la fidélité à nous-mêmes ? Là est toute la difficulté, me semble-t-il, laquelle nous confronte à cette alternative:  ou bien nier le réel, afin de préserver nos croyances, ou bien réviser nos croyances, afin de nous adapter au réel.

Montaigne nous suggère une solution possible : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte : et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’occupe de lui. Je ne peins pas l’être, je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.»10. Le monde est sans cesse en mouvement, ondoyant et divers, et c’est folie que de vouloir y inscrire dans le marbre nos principes et nos certitudes. Montaigne en prend acte, et considère l'écriture et la pensée comme des moyens de saisir et d'embrasser ce branle universel : il ne peint pas l'être, mais le passage. Il ne cherche pas à fixer définitivement les êtres et les choses, car ils sont emportés par le fleuve du temps et, en outre, la raison humaine n'est jamais certaine d'en comprendre l'essence. Par conséquent, notre impuissance sur le plan de l'être se redouble d'une impuissance sur le plan du connaître. Et c'est là tout le génie de Montaigne, dans les Essais, que d'avoir su retenir ce qui, par essence, se dérobe à notre emprise. Plus près de nous, Marcel Proust renouvellera cette expérience dans son œuvre A la Recherche du temps perdu.

S’agit-il pour autant de renoncer à nous-mêmes ? Non, car la fidélité ne réside pas dans le conservatisme des idées, mais bien plutôt dans un constant souci de vérité. Ce qui était vrai hier ne l’est peut-être plus aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins qu’en dépit du changement qui affecte sans cesse le cours de nos vies, nous restons confrontés à une exigence de vérité et de lucidité qui, elle, ne varie pas. Si la vérité de l’être consiste dans le passage et non dans la fixité, alors ce qui importe, c’est la lucidité par rapport au réel et la sincérité de notre engagement. La fidélité suppose l’humilité. En ce sens, la philosophie est une école de modestie.

Il faut souligner que la philosophie s’enracine avant tout dans un choix existentiel 11 qui nous place en face de nous-mêmes et en face d’autrui. C’est parce que nous pensons que tout n’est pas égal, que certaines voies sont plus honorables que d’autres, que nous nous mettons en quête de sens, et que nous cherchons ensuite à  instituer ce sens dans notre existence, dans le monde aussi, avec, pour ou contre autrui. Inséparablement réflexion théorique et action pratique, la philosophie nous découvre en même temps la vie éthique et la vie politique. En ce sens,  la philosophie est une école de savoir-vivre.

 


 

 


1 Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre 26 : De l’éducation des enfants.

2 Ibidem

3 Ibidem

4 Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre 1, chapitre 5.

5 Platon, La République. La justice désigne chez l’individu l’ordre organisant toutes les forces de l’âme ; dans l’Etat, le fait que chaque classe accomplit sa tâche. Dans les deux cas, la justice renvoie  à un équilibre et à une harmonie.

6 Platon, La République (livre II, l’anneau de Gygès) et surtout Gorgias. Voir également, dans une optique un peu différente : Machiavel, Le Prince.

7 Sur ce point, les références sont nombreuses: Epicure, Lucrèce, Spinoza, Marx, Nietzsche

8 Epicure, Lettre à Ménécée.

9 Platon, Charmide, 164 d ; Apologie de Socrate, 30b : « Athéniens ! Ma seule affaire est de vous persuader de n’avoir point pour votre corps et pour votre fortune de souci supérieur ou égal à celui que vous devez avoir sur la façon de rendre votre âme la meilleure possible. ».

10 Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre 2 : Du repentir.

11 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?


 

Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

Ce texte est également paru dans iPhilo, le journal de philosophie en ligne.

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S
"La philosophie, qui, comme formatrice du jugement et des mœurs (...) a le privilège de se mêler partout (...) pour la douceur de sa conversation, elle ne devait être refusée ni aux festins, ni aux jeux." -Montaigne
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D
Bonjour Sophie,<br /> <br /> Voilà une bien jolie citation de Montaigne, tout à fait en accord avec l'esprit de l'article: la philosophie partout au coeur de nos vies, aux jeux et aux festins. Merci. <br /> <br /> DGL

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