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Blog de Daniel Guillon-Legeay - Mine de rien, ce blog se propose de développer une approche philosophique sur diverses questions, en prenant appui sur la philosophie bien entendu, mais aussi sur le cinéma, la littérature, les chansons, les arts martiaux, la politique, la morale... Parce que la philosophie s'intéresse à tout ce qui fait de nous des êtres humains, elle ne s'interdit aucune porte d'entrée.

29 Dec

Gravity : Le rôle salvateur de la parole.

Publié par Daniel Guillon-Legeay  - Catégories :  #CINEMA, #ART

Gravity, film d'Alfonso Cuaron.

Gravity, film d'Alfonso Cuaron.

 

1. A bout de souffle.

 

Alors que tout espoir semblait perdu, Matt Kowalsky a réussi à rejoindre le Docteur Stone à la dérive dans le vide intersidéral. En un lent ballet, ils progressent tous deux en apesanteur et tentent de gagner la station spatiale internationale la plus proche afin d’y trouver refuge. En position avancée, tel un éclaireur, l’astronaute chevronné Matt Kowalsky; à l’arrière, reliée à lui par un frêle cordon, le docteur Stone se laisse guider. Leur réserve en oxygène décroît dangereusement. Déjà surviennent les premiers signaux d’alerte.

 

« 9%, il ne me reste plus que 9% d’oxygène ». Ses poumons, son cœur et son cerveau fonctionnent encore normalement. Mais le docteur Ryan Stone voit déjà ce que sera sa fin. Elle a beau savoir que la prochaine station internationale ne se trouve plus qu’à quelques brassées de distance et, qu’une fois atteinte, tout pourra alors recommencer. Dans le micro intégré, elle entend parler Kowalsky. Sa voix est calme, chaude et rassurante. Il l’exhorte à ne pas se décourager. Il plaisante aussi, comme à son habitude. Il y a quelques minutes encore, le docteur Ryan Stone, brillante spécialiste en imagerie médicale, était arrimée à une station spatiale positionnée à 600 kilomètres à distance de la Terre, au sommet de l’une des plus belles conquêtes de l’humanité. Puis la catastrophe est survenue. Une pluie de débris se déplaçant à la vitesse d’un boulet de canon est venue s’abattre sur la navette spatiale, provoquant des dégâts irréparables, et coupant définitivement le contact avec la base terrestre de Houston. Tous les autres membres de l’équipage sont morts. La voilà désormais, comme son compagnon, réduite à devoir économiser l’oxygène pour se maintenir en vie, comme le fait n’importe lequel mammifère. Respirer, respirer à pleins poumons, jusqu’au dernier souffle.

 

2. Le poids incalculable du chagrin.

 

« 7%, il ne me reste plus que 7% d’oxygène ». Aura-t-elle assez de forces pour atteindre le refuge ? Le docteur Stone ne parvient pas à partager le bel optimisme de son compagnon d’infortune. Car elle a beau évoluer en état d’apesanteur, mais tout lui paraît si lourd. Après tout, pourquoi aller plus loin? Et pour aller où? Et pour vivre quoi? Il est des poids que le physique ne peut mesurer, mais qui pèsent des tonnes et vous vous clouent au sol. Dans le micro, elle entend Kowalsky lui parler. Sa voix est toujours aussi calme, aussi rassurante. Mais de quoi parle-t-il au fait ? Non, cette fois, il n’est pas entrain de raconter une blague. Il lui demande ce qu’elle ferait de sa vie si, à cette heure précise, elle pouvait se trouver là-bas, sur la Terre, dans sa ville, à son travail ou à son domicile.

 

« 3%, il ne me reste plus que 3% d’oxygène ». La question peut paraître anodine, et même dérisoire vu l’urgence de la situation. Et cependant elle est si précise et - comment dire ?- si terriblement efficace qu’on ne peut imaginer que Kowalski la lui ait posée par pur hasard ou même par esprit de taquinerie. Le Docteur Ryan Stone suffoque, mais pas seulement en raison du taux d’oxygène qui se raréfie dans ses poumons. Non, c’est aussi parce que la question lui fait mal, affreusement mal. Etrangement, son compagnon ne fait plus appel à la seule volonté, comme le font généralement les héros pour se donner du cœur au ventre et affronter l’adversité. Non, au contraire, il fait appel aux fantômes du passé, à ce passé qui n’est justement pas passé, aux démons qui reviennent la hanter de jour comme de nuit et qui font que ses cicatrices intérieures ne se referment pas. Oui, bien sûr, la question lui fait mal. Et c’est d’ailleurs parce qu’elle fait mal qu’elle fait mouche. Elle lui fait l’effet d’une gifle en plein visage: le docteur Stone est brutalement arrachée de l’état de torpeur où elle commençait à sombrer. Il ne lui reste guère plus que de faibles réserves d’oxygène. Encore quelques minutes, et il lui faudra respirer les résidus d’oxygène accumulés dans sa combinaison. Il lui faut donc se montrer économe si elle veut vivre. Mais il lui reste aussi d’immenses réserves d’amour dans le cœur. Encore quelques foulées dans l’espace intersidéral, et elle mourra asphyxiée par le poids du chagrin autant que par l’absence d’oxygène. Répondre sincèrement à la question qui vient de lui être posée revient pour elle à prendre le risque de parler si elle veut survivre.

 

3. Ce que parler veut dire.

 

« 2%, il ne me reste plus que 2% d’oxygène ». Alors, le docteur Stone se met à parler d’elle-même et de sa vie. Elle raconte ce qu’elle ferait si, à cette heure précise, elle pouvait se trouver chez elle, sur la Terre : l’hôpital où elle travaille 16 heures par jour jusqu’à l’épuisement, sa maison froide et vide, si vide depuis que… Depuis le jour où sa petite fille est décédée. Un accident bête. Et après, ces heures et ces heures passées à errer en voiture, au hasard des rues, l’esprit hébété, le cœur en lambeaux. Et toujours, le volume de la radio poussé à fond, n’importe quelle chaîne fait l’affaire pourvu qu’il ne s’y dise rien. Et ce deuil impossible à faire. Car depuis ce jour où sa vie a basculé, rien ne lui est plus insupportable que de parler de ce qu’elle éprouve au fond d’elle. Pour parler, il faut des certitudes, il faut savoir où l’on veut aller, il faut savoir ce que l’on veut dire et ce que l’on veut faire - seuls les imbéciles et les incontinents parlent sans savoir ce qu’ils disent. Pour parler de soi à quelqu’un, il faut croire dans les vertus de la parole et du partage avec autrui. Car parler, c’est donner une forme à des fantômes, c’est donner du sens à ce qui est décousu et dépourvu de sens. Parler, c’est instituer un monde de signes et de symboles qui renvoient à des êtres, à des choses, à la réalité. Alors, à quoi bon parler quand votre monde est dévasté?

 

« 1%, il ne me reste plus que 1% d’oxygène ». A ce moment du film, on peut bien se poser la question suivante: par quelle vertu de la parole le docteur Stone parvient-elle à s'arracher à sa torpeur? On peut supposer qu'en parlant, elle ranime cette douleur qui l’empêchait de vivre et dont elle ne pouvait plus rien dire. On dit souvent que les plus grandes douleurs sont muettes. Mais passé le cap de l’hébétude, nos plus sublimes joies comme nos plus terribles souffrances ont besoin de mots pour prendre une forme humaine et communicable, pour animer le référentiel de nos pensées, de nos décisions et de nos actions. Pour nous préserver de la folie aussi.

 

3. Sous le signe du lien.

 

Ce thème de la parole qui sauve est récurrent dans le film. En un long plan séquence, le réalisateur nous donne à voir avec fulgurance la palette de tous les états intérieurs que peut éprouver un être humain livré à lui-même, confronté à la plus absolue solitude et au silence éternel, sans espoir de retour ni de secours. A plusieurs reprises, le docteur Stone est sur le point de renoncer, de sombrer dans la folie ou de se laisser mourir. Mais, à chaque fois, une voix vient la détourner de cette tentation du nihilisme et de la défaite acceptée. Des voix humaines lui parviennent, venues de nulle part et de partout, qui la relient à la communauté des humains et lui redonnent le goût de vivre. Telle voix qu’elle croit entendre dans à travers l’état de coma dans lequel elle commence à sombrer. Puis cette autre voix, captée par hasard, celle d’un homme qui chante une berceuse pour son enfant, là-bas, très loin sur la Terre, dans un coin perdu du sous-continent indien. Mais n’anticipons pas trop ….

 

En cet instant précis du film, le docteur Stone parle. Sa voix n’est plus qu’un murmure. Elle parle, et ce faisant, elle ranime également en elle la flamme du désir: le dur désir de durer, le désir de partager, le désir d’être entendu, le désir d‘être désiré, le désir de retrouver sa place dans le monde. Vivre, c’est inévitablement s’exposer au plaisir et à la douleur. Et parler, c'est redevenir acteur de sa vie, c'est réactiver l'énergie de vivre qui en chacun de nous et conférer une signification aux choses. Parler, c’est tenter de s’approprier par la parole l’obscur objet du désir qui fermente en nous. C’est alors que l’informe prend forme. Exprimer sa souffrance ne permet pas d’en supprimer la cause, mais cela permet de l’apprivoiser. Donc, le docteur Stone parle. Sa vie défile devant ses yeux et sous le regard de son interlocuteur. Le drame intime s’objective peu à peu en présence de l’autre. Car parler, c’est sortir de soi pour se risquer vers l’extérieur, à la rencontre des autres. Plus que tous les autres animaux, les êtres humains ont besoin de la parole pour créer des liens et pour se sentir exister.

 

Matt Kowalsky ne dit rien. Il écoute. Mais sur son visage, à travers le casque de verre, on aperçoit un rire doux et confiant. Il sait qu’il a gagné: désormais, le docteur Stone ne veut plus mourir.

 

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D
Chère Philippine.,<br /> <br /> Encore merci pour tes commentaires attentifs et encourageants. Un mot encore au sujet &quot;des poids que le physique ne peut mesurer, mais qui pèsent des tonnes et vous vous clouent au sol&quot;. Je trouve intéressant que tu aies relevé cette phrase, car ce sont précisément ces poids non mesurables, non observables par la science qui justifient l'invention de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse: l'exploration de la subjectivité ou, pour le sire autrement, de la vie de l'âme. Pour toi qui aimes tant la littérature, je vois que la chose ne t'a point échappé...<br /> Amitiés. <br /> Daniel
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P
Il est des poids que le physique ne peut mesurer, mais qui pèsent des tonnes et vous vous clouent au sol.<br /> Il n'y a pas que les répliques de Clooney qui font mouche ici...
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